Introduction
« Où est Ukshin Hoti ? » C’est en 2001 à Krusha e Madhe, que je suis tombé pour la première fois sur cette inscription qui abonde aujourd’hui sur les murs de Prishtina. « C’est un homme politique disparu pendant la guerre » m’a-t-on dit. C’est ce qu’il est alors longtemps resté pour moi : « un homme politique disparu». Comme tant d’autres avais-je envie de dire lors de la guerre du Kosovo en 1999. Puis au fil des différents événements qui ont eu lieu au Kosovo, le nom d’Ukshin Hoti retentissait de plus en plus. Tantôt dans les journaux, tantôt à la télévision ; sans savoir qui il était véritablement, sans savoir pourquoi on le réclamait. Son nom résonnait comme l’écho des cris de désespoir du peuple albanais, le suppliant de revenir, de le secourir à défaut d’être sauvé par le pouvoir régit en place. Des années sont passées, le Kosovo errait sans statut politique au sein du vieux continent. C’est en 2008 après l’indépendance du Kosovo que la médiatisation posthume débuta. Bon nombre d’Albanais diront avec regret « Notre peuple sait reconnaître la valeur de quelqu’un seulement après sa mort », confirmant d’une certaine manière les écrits de Kadaré « L’Albanie est le royaume des morts, les Enfers, le royaume d’Hadès »1. C’est pourtant pour continuer de vivre, que le Kosovo avait façonné la nouvelle indépendance, des nouvelles lois, une nouvelle constitution, un nouveau pouvoir. Ceci sans compter la désapprobation d’une partie de la population et en oubliant qu’un certain Ukshin Hoti avait lui aussi des années auparavant imaginé et façonné dans ses écrits un État albanais comprenant le Kosovo et tous les territoires ethniques albanais. Soulevant ainsi la grande question qui fait trembler l’Europe et ronge les Albanais du Kosovo et d’Albanie : ces deux pays allaient-ils s’unir ? Les détracteurs parleront de « Grande Albanie » comme le résultat d’un nationalisme exacerbé, comme un monstre qui avalerait toute l’Europe. Les partisans, quant à eux, diront qu’il s’agit de « l’unité nationale » que les erreurs du passé devront être corrigées, que rien ne peut empêcher cette union. Redoutée également par les autres pays balkaniques, mais soutenue par le Mouvement d’Autodétermination du Kosovo (Levizja Vetëvendosje). Le Mouvement avec son leader Albin Kurti a su remettre Ukshin Hoti au-devant de la scène, faisant des écrits de celui-ci leur feuille de route de leur programme politique avec pour but inévitable « L’unité nationale » et remettant ainsi à jour les questionnements politiques et géostratégiques du peuple albanais dans les Balkans. Mais où est Ukshin Hoti ? Disparu en 1999, nous allons ici surtout tenter de savoir « Qui est Ukshin Hoti ? »
Enfance et études
Ukshin Hoti est né le 17 juin 1943 à Krusha e Madhe dans la commune de Rahovec au Kosovo. Il est l’ainé d’une fratrie de six enfants2. Sa mère, Fatime, est femme au foyer et son père Nazif, tient un kiosque de journaux en face de l’école du village. C’est dans celle-ci que Ukë, comme ses parents aiment l’appeler, débute ses études. L’école du village offrait alors seulement la possibilité d’accomplir quatre ans d’études primaires. Il poursuit celles-ci durant quatre autres années dans le village voisin de Rogovë. À l’âge de 15 ans, ses parents l’inscrivent à « l’école normale »3. Il y accomplit les quatre premières années à Prizren et la dernière à Prishtina. Ce premier cursus lui permet déjà d’enseigner dans son village natal, c’est par ailleurs ce qu’il fait en 1963. (voir la photo 3 du diaporama). Ukshin Hoti souhaite pourtant poursuivre des études universitaires. Selon son frère Afrim, il s’inscrit en 1964, dans un premier temps, à la faculté de médecine à Zagreb. Ensuite, sur les conseils de ses professeurs, il se réoriente très tôt vers les sciences politiques. Son frère Ragip l’accompagne, celui-ci accepte d’effectuer des travaux manuels pour financer la scolarisation de son frère. Voici un témoignage de la mère d’Ukshin Hoti concernant la scolarisation de ses enfants :
« Parmis nos enfants, nous n’avions pas les moyens de scolariser Ragip et Hidajete. Tout le long des études de Ukë, Ragip contribuait à aider financièrement son frère en tant qu’ouvrier. Quant à nos deux autres filles, Myrvete et Resmije ainsi que notre fils Afrim, nous avons pu les envoyer à l’école. »
À Zagreb, Ukshin Hoti montre ses premiers signes de militantisme : il organise des manifestations contre la guerre du Viêt Nam4. À la fin de ses études en 1968, il poursuit une formation postuniversitaire à Belgrade dans le domaine des relations politiques et économiques internationales. En parallèle à ses études, il accomplit, dans la même ville, son service militaire (voir la photo 4 du diaporama). À partir de 1969, il écrira différents articles dans la rubrique des affaires étrangères du journal « Rilindja ». En février 1970, il est engagé dans l’administration de l’État, plus précisément dans la commission internationale pour la collaboration avec la LSPPJ (Ligue Socialiste du Peuple Travailleur de la Yougoslavie). Il y travaille jusqu’en mai 1972. C’est dans le cadre de celle-ci, pour une durée de 4 mois, qu’il est délégué pour une mission de maintien de la paix en Angola et puis, selon sa fille Erleta Hoti, en Inde pour une durée 2 mois.
Ukshin Hoti (4ème à partir de la gauche) lors de sa remise de diplôme à l’université de Zagreb, 1968.
En avril 1972, il est élu ministre provincial des affaires étrangères. « Cette nomination a énormément déplu à certains cadres albanais de l’époque » témoignera, sans dévoiler de noms, sa mère Fatime. Il s’installe dès lors à Prishtina où il prend ses fonctions. Pendant son mandat, il est un des artisans des accords universitaires entre la Yougoslavie et l’Albanie. Ceux-ci ont permis à des professeurs d’Albanie de venir s’installer au Kosovo pour enseigner à l’université de Prishtina5. En exemple : Arben Puto, qui a enseigné l’histoire et les relations internationales jusqu’en 1980. Cette coopération fut une avancée majeure pour les Albanais du Kosovo et ceci malgré le risque que prenaient les deux camps : celui pour les Yougoslaves de voir les Albanais du Kosovo nourrir plus de revendications indépendantistes et pour l’Albanie de Enver Hoxha, alors isolée, de voir une brèche se former, permettant ainsi à ses enseignants de travailler dans un pays plus ouvert vers l’Occident. Pourtant, le fossé économique entre le Kosovo et les autres républiques yougoslaves ne cessait de se creuser. Ne pouvant pas agir dans la politique intérieure du Kosovo, mais surtout ne pouvant plus répondre aux besoins de la jeunesse albanaise, s’interrogeant sur sa situation socio-économique et réclamant ainsi plus de droit et de liberté, Ukshin Hoti démissionne, en 1977, de son poste de ministre provincial.
Ukshin Hoti en Angola en 1972.
Les États-Unis
En 1978, après avoir décroché la bourse d’étude « Fulbright »6, il se rend aux États-Unis afin de poursuivre une spécialisation à l’université de Washington et de Chicago ainsi qu’à l’université de Harvard, où il travaille comme chercheur scientifique indépendant. Durant son séjour, il participe à différents symposiums organisés par des membres du congrès et des sénateurs américains. Voici un extrait tiré de son acte de défense en 1994 où il évoque son parcours :
« Un traitement extrêmement bon m’a été réservé, pendant ma spécialisation aux États-Unis. Le recteur de l’Université de Harvard m’avait désigné comme chercheur indépendant. Moi seul, ai été désigné à représenter toutes les personnes d’Europe, qui suivaient des cours de spécialisation ou des cours postuniversitaires. […] J’ai participé à de nombreux déjeuners et de rencontres organisés par des sénateurs, des congressistes et par des représentants du pouvoir des États-Unis. Toutes les portes étaient ouvertes pour moi, j’avais accès à tous les contacts possibles et à disposition un haut degré d’assistance technique. […] Jamais jusqu’à ce jour je n’ai pu remercier le gouvernement des États-Unis. Si je n’ai pas pu le faire, c’est parce que dès mon retour à Prishtina en 1979, j’ai été emporté par le tourbillon des événements qui se sont produits juste après, et surtout parce que je n’ai pas cessé de chercher des réponses claires à certaines questions qui continuaient de me travailler encore. Il a fallu ces temps remplis d’événements pour que je puisse comprendre et savoir me positionner. […] Ce qui me préoccupait toutefois à l’époque, était mon incapacité à découvrir les véritables visées américaines envers le peuple albanais, auquel j’appartiens. Je voulais passer au-delà de l’opposition américaine au régime de Enver Hoxha, mais cela ne m’a pas été rendu possible. »
Lors de son séjour, Ukshin Hoti tente de démontrer aux Américains la complexité de la situation dans les Balkans ainsi que les difficultés que rencontrent les Albanais du Kosovo. Cependant, pour des raisons économiques, la question albanaise aux yeux des Américains, passe au second plan. Bien qu’il évoque déjà en 1977, l’indépendance du Kosovo comme un moyen de stabilité dans les Balkans, affirme Steven Larabee, membre du Conseil National de Sécurité du Président Carter et ami de Ukshin Hoti ; il est pour l’instant question d’une Albanie unifiée mais uniquement rattachée à la Yougoslavie. Voici un autre extrait de son acte de défense concernant cette question :
« Je sais quand même que l’idée que les Américains souhaiteraient voir l’Albanie se joindre au Kosovo plutôt que le contraire était largement répandue au sein de l’émigration politique albanaise aux États-Unis. […] J’avais constaté aussi bien à Harvard, qu’à l’université de Chicago et la bibliothèque de Washington D.C, que tout ce qui concernait l’Albanie était placé dans le cadre des études slaves. […] Les Américains voyaient la question albanaise de leur position de superpuissance et dans le cadre d’une politique globale. […] Ils sont arrivés à la conclusion selon laquelle c’était l’Albanie qui devait se joindre au Kosovo, de façon à pouvoir continuer à vendre encore au monde slave les 300 millions de chemises, au lieu des 5 millions de chemises qu’ils pourraient vendre aux Albanais, s’ils les appuyaient. »
Il faut noter ici que la Yougoslavie, aux portes de l’Europe, était un des pays les plus ouverts du bloc communiste. C’est pourquoi, dans les 70, les entrepreneurs suisses et allemands vont chercher de la main d’œuvre bon marché en Yougoslavie et que Ukshin Hoti parmi d’autres ressortissants yougoslaves a la possibilité de s’instruire aux États-Unis. Quant à la raison qui a poussé Ukshin Hoti à partir, selon son ami Bislim Elshani, est que l’establishment du Kosovo, personnalisé entre autres, par Mahmut Bakalli7, souhaitait éloigner la personne qu’il était : dérangeante par ses revendications pour le Kosovo. Ceci dans l’intérêt du Kosovo ainsi que de la sienne car il avait l’opportunité de se former. Concernant ensuite les prérogatives qu’il a pu obtenir au États-Unis, toujours selon Bislim Elshani, il ne devait cela qu’à lui-même, sa culture et sa compréhension de la société et de la démocratie américaine qu’il connait en partie grâce à Tocqueville, un de ses auteurs favoris.