La révolte des étudiants. Prishtina, le 26 mars 1981.
La révolte estudiantine
Revenu des États-Unis en 1979, Ukshin Hoti s’installe à Prishtina et devient professeur à l’université dans la faculté de Droit et de Philosophie où il enseigne la sociologie politique et les relations internationales. Il donne également des cours à l’école politique « Eduard Kardel ». Le début des années 80 marque un tournant décisif pour le Kosovo ainsi que pour Ukshin Hoti qui va s’engager sur une voie sans possibilité de retour. En effet, le 4 mai 1980, Tito décède. Celui-ci, afin de calmer les tensions interethniques dans la région, avait accordé, en 1974, le statut de province autonome au Kosovo (Mais toujours sous autorité de la Serbie). Pourtant cela ne suffisait plus, le peuple albanais aspirait à plus de droits et de libertés au sein de la Yougoslavie. Celui-ci réclame dès lors ouvertement une République du Kosovo au même titre que les autres Républiques1. Les albanais du Kosovo s’organisent, notamment les étudiants. Le 11 mars 1981 débute la révolte estudiantine, rassemblant des milliers d’étudiants dans la rue, le mouvement s’intensifie au fil des semaines. La classe ouvrière proteste également clamant le slogan « Kosova Republikë » (Le Kosovo République). Des grèves et des protestations éclatent partout au Kosovo alors que des mouvements indépendantistes se forment à travers tout le pays. Les autorités serbes procèdent à des arrestations massives et organisent une conférence à l’université de Prishtina dans le but de décrédibiliser la révolte, poussant la nomenklatura albanaise du Kosovo et le corps enseignant à appuyer leur propos. C’est dans celle-ci que Ukshin Hoti, le 19 novembre 1981, prend de revers cette conférence en y démontrant scientifiquement les bien-fondés d’une république du Kosovo au sein de la Yougoslavie, affirmant pouvoir renforcer la stabilité de cette dernière. La nomenklatura albanaise du Kosovo, personnalisée entre autres par Fadil Hoxha, Azem Vllasi, ainsi qu’un certain nombre d’intellectuels issus de l’union des écrivains du Kosovo ne soutenaient pas cette révolte ; ils appelèrent les étudiants à retrouver leur calme9,10. Certains Albanais verront cet appel au calme comme une crainte précoce de représailles serbes. Les partisans, eux, parleront de stratégie à long terme, voyant que le peuple albanais du Kosovo n’était pas encore prêt à prendre de tels risques dans une Yougoslavie qui laissait déjà échapper des fragilités économiques et un nationalisme serbe grandissant. Ukshin Hoti ne fut pas de cet avis. Il saisit cette opportunité pour montrer clairement ses intentions et ses prises de positions afin d’unir les albanais qui selon lui, étaient arrivés à maturité pour s’autogérer et que la démocratie des albanais du Kosovo était née par elle-même, sans influence extérieure. C’est ce qu’il décrira par la suite comme étant « La Démocratie Authentique ». La révolte des étudiants fait beaucoup de remous en Yougoslavie : 1298 d'étudiants sont arrêtés, 1019 sont condamnés dont le frère cadet d’Ukshin Hoti, Afrim Hoti, alors qu’il n’avait que 17 ans11. Ceux qui ont réussi à s'échapper sont obligés de s'exiler, la plupart en Suisse ou en Allemagne. Toujours recherchés par les autorités serbes, ces éternels étudiants devront attendre la fin de la guerre en 1999 pour pouvoir enfin retrouver leurs terres. Suite à la révolte, le pouvoir serbe lance un processus afin de défaire la jeunesse albanaise du nationalisme, qui selon Belgrade était manipulée et endoctrinée par les mouvements marxistes-léninistes d’Albanie. Selon les chiffres officiels, entre 1981 et 1988, 584'373 albanais sont mis en détention et interrogés, autrement dit un tiers de la population albanaise du Kosovo12. Il était impossible pour Ukshin Hoti qu’un si grand nombre de citoyens ait pu être endoctriné, les revendications des Albanais étaient légitimes au vu de leur situation économique et ces arrestations étaient des représailles de l’appareil d’État serbe envers ce qu’il considérait comme ses citoyens. Quant à Ukshin Hoti, il est arrêté 2 jours après la conférence et le courroux yougoslave lui tombe dessus le 21 mai 1982 : il est condamné à 9 ans de prison pour avoir soutenu la révolte. Voici un extrait de l’acte d’accusation par le juge d’instruction, Metush Sadiku, du tribunal du district de Prishtina :
« L’acte pénal est dirigé pour : le renversement du pouvoir de la classe prolétaire et des travailleurs, la rupture à "l'union fraternelle", la destruction des égalités des nations et des nationalités et la modification anticonstitutionnelle de la réglementation fédérale de la RSFY (République Socialiste Fédérative de Yougoslavie) »
La femme de Ukshin Hoti, Edi Shukriu, entreprend alors diverses procédures pour faire recours à la décision du tribunal de Prishtina. Elle y parvient finalement suite à une lettre adressée au tribunal de Belgrade, le 5 avril 1983. La peine est alors réduite à 3 ans et demi de prison constatant que l’acte de jugement était dépourvu de toute base juridique. Lorsqu’il est arrêté en 1981, Ukshin est d’abord emprisonné à Prishtina. Il sera ensuite transféré à la prison de Ljubljana en Slovénie, puis dans celle de Gjilan au Kosovo. Dans cette dernière, les livres et les stylos sont interdits, Ukshin Hoti entame, selon Ismet Begolli, un codétenu, une grève de la faim de 12 jours pour être de nouveau transféré dans la prison slovène où il a accès à la lecture et l’écriture et à de meilleures conditions de travail. Sa famille paie un lourd tribut à cause de cette condamnation ; en effet sa sœur Myrvete, enseignante à Krusha e Madhe est licenciée de son poste quand à une autre de ses sœurs, Resmijë, qui venait de finir ses études ne pouvait plus exercer sa profession d’enseignante. Voici un extrait où Ukshin Hoti parle des jeunes de la révolte des étudiants :
« En 1981, j'avais vu leurs amis en action. J'avais été auprès d'eux, et parfois entre eux et la milice serbe. Je contemplais leurs visages «noircis» par les «batailles», bestialisés, pâlis par la fatigue ; leurs yeux, larmoyants d’allégresse, mais aussi de douleur; leurs membres, rompus par les courses ou les affrontements avec d'autres jeunes gens portant des uniformes. Je ne pouvais pas les imaginer comme mes ennemis, comme endoctrinés ni comme des contre-révolutionnaires. J’ai eu l’impression d’une colère générale, causée non pas seulement par le moment présent, mais par toute l’histoire. C’est pour cette raison, alors que la politique, arrogante, souhaitait de ma part que j’influence l’interruption de la révolte, j’ai compris qu’elle avait échoué. Je n’ai pas essayé de l’interrompre, mais je ne voulais pas non plus qu’ils s’entretuent. C’est pourquoi dans une conversation silencieuse avec le silence, j’ai décidé d’être avec eux. Et je suis resté auprès d’eux lorsque le Kosovo est né de lui-même, lorsque qu’ils ont été tués et lorsque la démocratie a été inaugurée. Je les regardais dans les prisons, je regardais aussi ceux qui portaient des uniformes. Les deux parties me semblaient emprisonnées. Psychiquement, ils faisaient disparaitre ceux qui portaient des armes et des uniformes ; physiquement, ils démolissaient ceux qui étaient à l’intérieur des barreaux. C’est pour cette raison que, dans une conversation silencieuse avec le silence, je me suis soudainement demandé : au nom de quelle politique et de quels principes, la politique avait-elle considérée les premiers des contre-révolutionnaires, tandis qu’elle armait les seconds pour poursuivre les premiers. Pourquoi l’Europe était-elle restée silencieuse ? Ces jeunes, avides de connaissances, touchés par le silence, indépendamment de leur âge, étaient déterminés à tout prix à créer leur propre monde. Ils étaient les détenteurs des événements de 1981. Alors qu’ils n’étaient quasiment que des enfants. Ils n’étaient pas conscients de la gravité des actes dont on les incriminai, ni du poids des évènements qu’ils avaient entrepris. Dans une conversation silencieuse avec le silence, ils avaient eux-mêmes construit leur monde idéal. Il semblait qu’ils avaient eu le devoir de contribuer à la création de leur monde idéal et n’avaient même pas pensé aux conséquences éventuelles pour eux-mêmes, pour leur famille et leurs proches. Au début, ils ne comprenaient pas la valeur politique de ce qu’ils avaient fait. Par la suite, ils ont été surpris par ce qu’ils entendaient sur eux, et enfin, résignés, ils n’avaient eu confiance seulement en eux-mêmes et en leur but. [… ]Le monde auquel ils aspiraient était un monde d’égalité totale, dévêtu de toutes sortes de maux. Ils désiraient un monde avec des rapports francs et humains, avec une libre émulation de pensées et d’idées, avec les critères du meilleur choix, sans mépris, un monde qui sublime leurs valeurs individuelles et leur génie créatif collectif. »
De gauche à droite : Mentor Kaçi (monteur), Ukshin Hoti, Ekrem Kryeziu (réalisteur) et Halil Alidema (historien). Le 21 juillet 1982.
L'isolement
En avril 1985, il est libéré mais forcé à s’isoler dans son village. Il vit alors dans des conditions d’ostracisme : il n’a plus le droit d’exercer une quelconque activité politique et pédagogique, son passeport lui est retiré et il est surveillé par la police et les services secrets serbes. Pour les habitants de son village, il devient infréquentable ; en effet les répressions à l’encontre des albanais augmentent depuis la révolte des étudiants et ces derniers veulent éviter d’avoir des ennuis en le côtoyant. Ceci est par conséquent un des buts de l’isolement de Ukshin Hoti : le diviser de son peuple, le détruire moralement ainsi qu’annihiler ses aspirations en faveur du Kosovo. Il n’a pas alors d’autre choix que de vivre d’agriculture et selon sa sœur Myrvete, se consacrer à ses études scientifiques et à sa thèse de doctorat. Cette dernière qui fût entamé en 1980, avait pour titre : « Le droit à l'autodétermination du peuple albanais par rapport au facteur international ». Lors de l’emprisonnement, l’appartement de Ukshin Hoti est perquisitionné à plusieurs reprises afin de trouver ses travaux écrits. Sa thèse de doctorat est dissimulée dans différents endroits par sa famille. Son frère Ragip prendra la responsabilité d’enterrer la thèse dans le village natal mais elle finira pourtant brûlée dans la maison de ses parents pendant la guerre. Selon le fils d’Ukshin Hoti, Andin, une autre thèse de doctorat a été entamée par son père, celle-ci avait pour titre : « Le Kosovo, comme facteur de stabilité politique ». Elle devait être défendue en Allemagne, mais son emprisonnement en 1994 l’en empêcha.
En 1989, Milosevic est élu président de la République de Serbie et supprime d’entrée l’autonomie du Kosovo, soulevant ainsi de forts mouvements de protestations. Alors que le mur de Berlin choit le 9 novembre 1989, il n’est plus question pour les albanais de République du Kosovo, mais de la lutte pour défendre l’autonomie. Ukshin Hoti, lui, se rend à Ljubljana, là où la presse n’est pas encore censurée. Il travaille pour des journaux albanais tels que « Alternativa » et « Republika ». Ensuite, « Dans le but d’orienter et de sensibiliser l’opinion albanaise vers l’indépendance » dit Bislim Elshani, Ukshin fonde avec ce dernier et Rexhep Hoti la revue « Demokracia Autentike » (La Démocratie Authentique), et devient le rédacteur en chef de celle-ci. Ces journaux ferment en 1991. Selon Bislim Elshani, ce sont les autorités serbes qui ont poussés les journaux à fermer, prétextant des ventes faibles alors qu’en réalité celles-ci étaient en augmentation. Ukshin Hoti retourne alors à Krusha e Madhe où il poursuit des études scientifiques et participe fervemment à la prise de conscience nationale dans les milieux ruraux. Alors que les établissements des différentes facultés de l’université de Prishtina sont poussés à la fermeture dès 1990, les directeurs de ceux-ci se réorganisent pour permettre aux étudiants de poursuivre leurs études. Les cours sont alors donnés dans des maisons privées, des mosquées, des garages et différents autres locaux. Selon Bajram Hoti, c’est en 1992 qu’un groupe d’étudiants fait la demande auprès de la faculté de Philosophie pour permettre à Ukshin Hoti de revenir enseigner, c’est ce qu’il fera jusqu’en 199313.En 1992 toujours, il organise un hommage aux victimes, tuées par la police serbe deux ans auparavant lors d’une manifestation en faveur d’une République du Kosovo dans le village voisin de Brestovc. Il est condamné pour cela en 1993 à 55 jours de prison. En 1992, pour des raisons obscures, il quitte le principal parti politique albanais du Kosovo (LDK) auquel il avait adhéré en 199114. La même année, il se rend à Tetovë, en Macédoine dans un rassemblement national organisé par les Albanais. Il y fait un discours soutenant ouvertement l’unité nationale au sein d’un même État albanais. En mai 1993, avec son ami Agron Limani, il se rend à la maison de la presse du journal « Rilindja », qui est menacé de fermeture et où Adem Demaçi et d’autres militants font une grève de la faim afin de soutenir la liberté de la presse15. Sur le chemin du retour, ils sont stoppés dans un barrage à Komoranë. Après avoir décliné leur identité, ils sont emmenés au poste de police de Gllogovc. Là, Ukshin Hoti est interrogé et Agron Limani battu. Lorsqu’ils sont libérés, à la sortie de la ville, ils sont de nouveau arrêtés et battus par 14 policiers serbes. Ceux-ci leurs assènent des coups de pieds et des coups de crosse de fusil, infligeant à Ukshin Hoti des blessures corporelles graves ; son visage est lourdement tuméfié et il a deux côtes brisées (voir photo 11 du diaporama). Dans la ligne de mire des autorités serbes, cet avertissement est le signal clair qu’il doit se retirer de toute tentative pour le Kosovo. Pourtant les convictions et le militantisme d’Ukshin Hoti sont inébranlables ; il expose ouvertement ses nouvelles intentions et continue de faire appel aux Albanais de Yougoslavie dans diverses conférences afin de soutenir l’unité nationale.
Ukshin Hoti lors de l’hommage pour les victimes qui manifestaient pour la République du Kosovo, 1992.
On peut s’étonner du virement de la pensée de Ukshin Hoti ; il soutenait dans un premier temps la République du Kosovo au sein de la Yougoslavie, il œuvre dorénavant dans le but de voir une Albanie unifiée. Selon Bislim Elshani, l'idée d'une Albanie unifiée était toujours présente chez Ukshin Hoti. La république du Kosovo au sein de la Yougoslavie faisait partie du processus normal afin d'atteindre ce but en toute légalité. Voici un extrait concernant la république du Kosovo dans son livre « la Philosophie politique de la question albanaise » :
« La République du Kosovo, ce à quoi elle semble, peut être considérée comme une solution partielle, palliative de la question albanaise. Pourtant, des solutions palliatives aux problèmes majeurs des albanais doivent être prises en compte car elles sont le produit de la lutte politique et le facteur de la sagesse politique albanaise dans l’évaluation de l’ensemble des circonstances, du processus de développement et de leurs objectifs finaux »
Avant 1990, l’union avec l'Albanie signifiait la guerre avec la Serbie. Conscient des forces militaires de chaque côté, il ne pouvait se résoudre à prendre le risque de mettre à mal l'intégrité territoriale de l'Albanie. Ensuite, sur la question de savoir pourquoi après 1990 il exigeait une Albanie unifiée ? La raison est que les événements précipités, en l'occurrence la suppression de l'autonomie en 1989, ont accélérés sa pensée. De plus, l’éclatement de la Yougoslavie est inéluctable. En effet, la Serbie déclare la guerre à la Slovénie et la Croatie en 1991. Les secousses de la chute du Mur de Berlin se font aussi ressentir en Albanie, une révolte des étudiants met un terme en décembre 1990 à plus de 40 ans de communisme. Ces nouvelles circonstances renforcent la possibilité de voir s’unir le Kosovo et l’Albanie. Au Kosovo, la guerre est imminente ; dans un discours le 7 juillet 1991, Ukshin Hoti demande à ce que les organes de la police et de l’armée soient créés afin de préparer le terrain ; son pragmatisme est cependant redouté par ses concitoyens. Pourtant c’est bien ce qui a lieu : l’armée de libération du Kosovo (UÇK) commence à se former.
Alors que son ostracisme est levé après 9 ans, le parti politique « UNIKOMB »16 propose à Ukshin Hoti la présidence du parti. Le 17 mai 1994, en route vers Prishtina pour occuper son nouveau poste, il est arrêté par la police serbe et incarcéré à Prizren. Il est accusé d’être membre du mouvement illégal du Kosovo (LPRK) et d’avoir fondé le journal « DeA » sous la gouvernance et les fonds de ce dernier17. On l’accuse également d’être membre et président du parti « UNIKOMB » considéré comme illégal.18 Lors du procès, il est prouvé qu’il ne fait pas partie du mouvement « LPRK », que le journal était un journal légal et indépendant, et que son parti était inscrit conformément à la loi yougoslave. Il est cependant condamné à 5 ans de prison pour avoir entrepris des actions anticonstitutionnelles mettant en danger l’intégrité territoriale de la Yougoslavie19. Il est alors transféré au pénitencier de Dubravë au Nord du Kosovo, puis à Nis (Serbie), à Sremska Mitrovica (Serbie), pour ensuite revenir à Nis.
Le dernier emprisonnement
Lors de sa détention, le parti « UNIKOMB » essaie de militer pour sa libération, tentant de faire connaître Ukshin Hoti et ses opinions en dehors des frontières du Kosovo. Ayant rédigé son propre acte de défense, celui-ci est traduit en plusieurs langues et utilisé comme moyen de le faire connaître. Son ami Bislim Elshani publie également une brochure le concernant. « Politika në Pranga » (La politique sous les verrous). Le cas d’Ukshin Hoti parvient finalement aux oreilles du Parlement Européen. Alors que la guerre du Kosovo débute en mars 1998, ce dernier émet le 14 mai 1998, une demande au Conseil de l’Europe afin que les autorités de Belgrade procèdent à la libération anticipée d’Ukshin Hoti. Bien que le CICR l’ait rencontré le 1er mars 1999, il est hors de question que Belgrade le gracie. En Octobre, le parlement européen, dans le but de forcer sa libération, décide de le nommer au Prix Sakharov20. C’est cependant Ibrahim Rugova qui remporte le prix en décembre 1998. Lors de la conférence de Rambouillet en février 1999, qui a pour but de stopper la guerre au Kosovo, les représentants du Kosovo confrontés à ceux de la Serbie réclament, selon Hydajet Hyseni, alors membre de la délégation albanaise, la libération de Ukshin Hoti afin qu’il puisse participer à ses accords21. La Serbie décline une fois de plus.
En prison, Ukshin Hoti a accès à un nombre limité de livres, il poursuit pourtant ses réflexions et continue à écrire. Il tient par ailleurs une correspondance avec le dramaturge albanais Ismaïl Kadaré. Celle-ci sera par la suite publiée en 2000 sous le titre « Bisedë përmes hekurash » (Discussion à travers les barreaux). En 1995, Son ami Bislim Elshani regroupe un certain nombre de ses écrits et publie son deuxième livre : « Filozofia politike e çeshtjes shqiptare » (La philosophie politique de la question albanaise). Il communique également avec sa famille, dont sa sœur Myrvete qui raconte dans une lettre que son frère lui demande de tenir une promesse que celle-ci regrette de n’avoir pas pu tenir : celle de prendre soin de sa bibliothèque et de ses écrits. En effet, le village natal d’Ukshin Hoti est bombardé le 25 mars 1999. Les forces serbes s’introduisent ensuite dans le village semant le chaos au sein des habitants. La police serbe pénètre dans le domicile de Ukshin Hoti et dans celui de ses parents pour tout saccager et finalement y mettre le feu. Les flammes emportent ainsi les livres de Ukshin Hoti, ses écrits et ses deux thèses de doctorat qui jusque-là n’avaient pas pu être défendues. Quant aux villageois, ils fuient pour se cacher dans les vignes et les collines. La famille d’Ukshin se trouve ainsi divisée par la police serbe. Son frère, Ragip, voulant retrouver sa femme et sa fille retourne au village. Il ne reviendra plus, son corps sans vie sera retrouvé 53 jours plus tard. Les parents de Ukshin Hoti se rendent alors dans le village voisin de Nagavc, où sont réunis des milliers d’habitants provenant des villages voisins. Là aussi, le village est bombardé et Nazif, le père d’Ukshin Hoti, reçoit un éclat d’obus sur le bras. Âgé, fragile et dans l’incapacité de se soigner, il décédera des suites de ses blessures le 18 avril 1999.
À la même période, alors qu’il purge sa peine dans la prison de Nis en Serbie, Ukshin Hoti et des centaines d’autres prisonniers sont transférés dans la prison de Dubravë près de Pej au Kosovo. Le Dimanche 16 mai 1999, alors que la guerre dure depuis plus d’un an au Kosovo, Ukshin Hoti arrive au terme de son emprisonnement. Selon Bajrush Xhemaili, un des prisonniers, il est accompagné vers la sortie par deux gardiens un dimanche, jour inhabituel de libération. On ne le reverra désormais plus, son destin s’étant déjà joué dans les instances du pouvoir serbe.
Le 19 mai 1999, la prison, entourée de chars et de canons anti-aériens de l’armée serbe, est bombardée par l’OTAN. Dans les jours qui suivent, les gardiens et des paramilitaires serbes alignent dans la cour les 800 prisonniers albanais sur les mille que la prison contient, les autres se cachant dans les geôles. Les gardiens et les paramilitaires serbes vident ainsi leurs munitions sur les prisonniers aux moyens de l’arsenal qu’ils ont sous la main : grenades, lance-grenades, mitrailleuses, snipers et bazookas, témoigneront les prisonniers. Le massacre fait 176 morts et plus de 200 blessés. L’ONG « Human Right Watch » se rend sur les lieux le 24 mai 1999 et constate les dégâts qu’ils publieront plus tard dans leur rapport.
« Où est Ukshin Hoti ? »
UKSHIN HOTI : 1ère partie, les débuts
UKSHIN HOTI : 3ème partie, où est Ukshin Hoti ?
Galerie
Notes
8. La République fédérative socialiste Yougoslave était composée des Républiques suivantes : Bosnie-Herzégovine, Croatie, Macédoine, Monténégro, Serbie et Slovénie. La province autonome du Kosovo et de la Voïvodine étaient rattachés à la Serbie. La Voïvodine est toujours rattachée à la Serbie.
9. Fadil Hoxha (1916 - 2001) Président du Kosovo (1945-1953 et 1963-1969) et vice-président de la République fédérative socialiste de Yougoslavie.
10. Azem Vllasi (1948) Président de la ligue communiste du Kosovo (1986-1988)
11. Ukshin Hoti, «Filozofia politike e çesthjes shqiptare». p.64.
12. Blerim Reka, «Enigmë gjithnjë e pazgjidhur», Rilindja.
13. Ukshin Hoti, «Filozofia politike e çesthjes shqiptare». p.177-178.
14. Lidhja Demokratike e Kosovës. La Ligue Démocratique du Kosovo.
15. Adem Demaçi (1936) est un écrivain et un homme politique albanais du Kosovo. Activiste et défenseur de la cause albanaise, il écopera pour cela de 29 ans de prisons.
16. L’UNIKOMB est le parti de L’unité nationale. UNI = diminutif d’unité, KOMB = Nation.
17. Lëvizja Popullore për Republikën e Kosovës. La Ligue Populaire pour la République du Kosovo.
18. Extrait de l’acte d’accusation de la cours de Prizren le 30 mai 1994.
19. Extrait de l’acte du jugement de la cours de Prizren le 29 septembre 1994.
20. Appelé le prix pour la liberté de pensée, le prix Sakharov est décerné par le Parlement européen.
21. Hydajet Hyseni est l’un des principaux activistes de la révolte estudiantine de 1981. Il est aussi un des co-fondateurs du mouvement illégal : LPRK.
La révolte des étudiants. Prishtina, le 26 mars 1981.
La révolte estudiantine
Revenu des États-Unis en 1979, Ukshin Hoti s’installe à Prishtina et devient professeur à l’université dans la faculté de Droit et de Philosophie où il enseigne la sociologie politique et les relations internationales. Il donne également des cours à l’école politique « Eduard Kardel ». Le début des années 80 marque un tournant décisif pour le Kosovo ainsi que pour Ukshin Hoti qui va s’engager sur une voie sans possibilité de retour. En effet, le 4 mai 1980, Tito décède. Celui-ci, afin de calmer les tensions interethniques dans la région, avait accordé, en 1974, le statut de province autonome au Kosovo (Mais toujours sous autorité de la Serbie). Pourtant cela ne suffisait plus, le peuple albanais aspirait à plus de droits et de libertés au sein de la Yougoslavie. Celui-ci réclame dès lors ouvertement une République du Kosovo au même titre que les autres Républiques1. Les albanais du Kosovo s’organisent, notamment les étudiants. Le 11 mars 1981 débute la révolte estudiantine, rassemblant des milliers d’étudiants dans la rue, le mouvement s’intensifie au fil des semaines. La classe ouvrière proteste également clamant le slogan « Kosova Republikë » (Le Kosovo République). Des grèves et des protestations éclatent partout au Kosovo alors que des mouvements indépendantistes se forment à travers tout le pays. Les autorités serbes procèdent à des arrestations massives et organisent une conférence à l’université de Prishtina dans le but de décrédibiliser la révolte, poussant la nomenklatura albanaise du Kosovo et le corps enseignant à appuyer leur propos. C’est dans celle-ci que Ukshin Hoti, le 19 novembre 1981, prend de revers cette conférence en y démontrant scientifiquement les bien-fondés d’une république du Kosovo au sein de la Yougoslavie, affirmant pouvoir renforcer la stabilité de cette dernière. La nomenklatura albanaise du Kosovo, personnalisée entre autres par Fadil Hoxha, Azem Vllasi, ainsi qu’un certain nombre d’intellectuels issus de l’union des écrivains du Kosovo ne soutenaient pas cette révolte ; ils appelèrent les étudiants à retrouver leur calme9,10. Certains Albanais verront cet appel au calme comme une crainte précoce de représailles serbes. Les partisans, eux, parleront de stratégie à long terme, voyant que le peuple albanais du Kosovo n’était pas encore prêt à prendre de tels risques dans une Yougoslavie qui laissait déjà échapper des fragilités économiques et un nationalisme serbe grandissant. Ukshin Hoti ne fut pas de cet avis. Il saisit cette opportunité pour montrer clairement ses intentions et ses prises de positions afin d’unir les albanais qui selon lui, étaient arrivés à maturité pour s’autogérer et que la démocratie des albanais du Kosovo était née par elle-même, sans influence extérieure. C’est ce qu’il décrira par la suite comme étant « La Démocratie Authentique ». La révolte des étudiants fait beaucoup de remous en Yougoslavie : 1298 d’étudiants sont arrêtés, 1019 sont condamnés dont le frère cadet d’Ukshin Hoti, Afrim Hoti, alors qu’il n’avait que 17 ans11. Ceux qui ont réussi à s’échapper sont obligés de s’exiler, la plupart en Suisse ou en Allemagne. Toujours recherchés par les autorités serbes, ces éternels étudiants devront attendre la fin de la guerre en 1999 pour pouvoir enfin retrouver leurs terres. Suite à la révolte, le pouvoir serbe lance un processus afin de défaire la jeunesse albanaise du nationalisme, qui selon Belgrade était manipulée et endoctrinée par les mouvements marxistes-léninistes d’Albanie. Selon les chiffres officiels, entre 1981 et 1988, 584’373 albanais sont mis en détention et interrogés, autrement dit un tiers de la population albanaise du Kosovo12. Il était impossible pour Ukshin Hoti qu’un si grand nombre de citoyens ait pu être endoctriné, les revendications des Albanais étaient légitimes au vu de leur situation économique et ces arrestations étaient des représailles de l’appareil d’État serbe envers ce qu’il considérait comme ses citoyens. Quant à Ukshin Hoti, il est arrêté 2 jours après la conférence et le courroux yougoslave lui tombe dessus le 21 mai 1982 : il est condamné à 9 ans de prison pour avoir soutenu la révolte. Voici un extrait de l’acte d’accusation par le juge d’instruction, Metush Sadiku, du tribunal du district de Prishtina :
« L’acte pénal est dirigé pour : le renversement du pouvoir de la classe prolétaire et des travailleurs, la rupture à « l’union fraternelle », la destruction des égalités des nations et des nationalités et la modification anticonstitutionnelle de la réglementation fédérale de la RSFY (République Socialiste Fédérative de Yougoslavie) »
La femme de Ukshin Hoti, Edi Shukriu, entreprend alors diverses procédures pour faire recours à la décision du tribunal de Prishtina. Elle y parvient finalement suite à une lettre adressée au tribunal de Belgrade, le 5 avril 1983. La peine est alors réduite à 3 ans et demi de prison constatant que l’acte de jugement était dépourvu de toute base juridique. Lorsqu’il est arrêté en 1981, Ukshin est d’abord emprisonné à Prishtina. Il sera ensuite transféré à la prison de Ljubljana en Slovénie, puis dans celle de Gjilan au Kosovo. Dans cette dernière, les livres et les stylos sont interdits, Ukshin Hoti entame, selon Ismet Begolli, un codétenu, une grève de la faim de 12 jours pour être de nouveau transféré dans la prison slovène où il a accès à la lecture et l’écriture et à de meilleures conditions de travail. Sa famille paie un lourd tribut à cause de cette condamnation ; en effet sa sœur Myrvete, enseignante à Krusha e Madhe est licenciée de son poste quand à une autre de ses sœurs, Resmijë, qui venait de finir ses études ne pouvait plus exercer sa profession d’enseignante. Voici un extrait où Ukshin Hoti parle des jeunes de la révolte des étudiants :
« En 1981, j’avais vu leurs amis en action. J’avais été auprès d’eux, et parfois entre eux et la milice serbe. Je contemplais leurs visages «noircis» par les «batailles», bestialisés, pâlis par la fatigue ; leurs yeux, larmoyants d’allégresse, mais aussi de douleur; leurs membres, rompus par les courses ou les affrontements avec d’autres jeunes gens portant des uniformes. Je ne pouvais pas les imaginer comme mes ennemis, comme endoctrinés ni comme des contre-révolutionnaires. J’ai eu l’impression d’une colère générale, causée non pas seulement par le moment présent, mais par toute l’histoire. C’est pour cette raison, alors que la politique, arrogante, souhaitait de ma part que j’influence l’interruption de la révolte, j’ai compris qu’elle avait échoué. Je n’ai pas essayé de l’interrompre, mais je ne voulais pas non plus qu’ils s’entretuent. C’est pourquoi dans une conversation silencieuse avec le silence, j’ai décidé d’être avec eux. Et je suis resté auprès d’eux lorsque le Kosovo est né de lui-même, lorsque qu’ils ont été tués et lorsque la démocratie a été inaugurée. Je les regardais dans les prisons, je regardais aussi ceux qui portaient des uniformes. Les deux parties me semblaient emprisonnées. Psychiquement, ils faisaient disparaitre ceux qui portaient des armes et des uniformes ; physiquement, ils démolissaient ceux qui étaient à l’intérieur des barreaux. C’est pour cette raison que, dans une conversation silencieuse avec le silence, je me suis soudainement demandé : au nom de quelle politique et de quels principes, la politique avait-elle considérée les premiers des contre-révolutionnaires, tandis qu’elle armait les seconds pour poursuivre les premiers. Pourquoi l’Europe était-elle restée silencieuse ? Ces jeunes, avides de connaissances, touchés par le silence, indépendamment de leur âge, étaient déterminés à tout prix à créer leur propre monde. Ils étaient les détenteurs des événements de 1981. Alors qu’ils n’étaient quasiment que des enfants. Ils n’étaient pas conscients de la gravité des actes dont on les incriminai, ni du poids des évènements qu’ils avaient entrepris. Dans une conversation silencieuse avec le silence, ils avaient eux-mêmes construit leur monde idéal. Il semblait qu’ils avaient eu le devoir de contribuer à la création de leur monde idéal et n’avaient même pas pensé aux conséquences éventuelles pour eux-mêmes, pour leur famille et leurs proches. Au début, ils ne comprenaient pas la valeur politique de ce qu’ils avaient fait. Par la suite, ils ont été surpris par ce qu’ils entendaient sur eux, et enfin, résignés, ils n’avaient eu confiance seulement en eux-mêmes et en leur but. [… ]Le monde auquel ils aspiraient était un monde d’égalité totale, dévêtu de toutes sortes de maux. Ils désiraient un monde avec des rapports francs et humains, avec une libre émulation de pensées et d’idées, avec les critères du meilleur choix, sans mépris, un monde qui sublime leurs valeurs individuelles et leur génie créatif collectif. »
De gauche à droite : Mentor Kaçi (monteur), Ukshin Hoti, Ekrem Kryeziu (réalisteur) et Halil Alidema (historien). Le 21 juillet 1982.
L’isolement
En avril 1985, il est libéré mais forcé à s’isoler dans son village. Il vit alors dans des conditions d’ostracisme : il n’a plus le droit d’exercer une quelconque activité politique et pédagogique, son passeport lui est retiré et il est surveillé par la police et les services secrets serbes. Pour les habitants de son village, il devient infréquentable ; en effet les répressions à l’encontre des albanais augmentent depuis la révolte des étudiants et ces derniers veulent éviter d’avoir des ennuis en le côtoyant. Ceci est par conséquent un des buts de l’isolement de Ukshin Hoti : le diviser de son peuple, le détruire moralement ainsi qu’annihiler ses aspirations en faveur du Kosovo. Il n’a pas alors d’autre choix que de vivre d’agriculture et selon sa sœur Myrvete, se consacrer à ses études scientifiques et à sa thèse de doctorat. Cette dernière qui fût entamé en 1980, avait pour titre : « Le droit à l’autodétermination du peuple albanais par rapport au facteur international ». Lors de l’emprisonnement, l’appartement de Ukshin Hoti est perquisitionné à plusieurs reprises afin de trouver ses travaux écrits. Sa thèse de doctorat est dissimulée dans différents endroits par sa famille. Son frère Ragip prendra la responsabilité d’enterrer la thèse dans le village natal mais elle finira pourtant brûlée dans la maison de ses parents pendant la guerre. Selon le fils d’Ukshin Hoti, Andin, une autre thèse de doctorat a été entamée par son père, celle-ci avait pour titre : « Le Kosovo, comme facteur de stabilité politique ». Elle devait être défendue en Allemagne, mais son emprisonnement en 1994 l’en empêcha.
En 1989, Milosevic est élu président de la République de Serbie et supprime d’entrée l’autonomie du Kosovo, soulevant ainsi de forts mouvements de protestations. Alors que le mur de Berlin choit le 9 novembre 1989, il n’est plus question pour les albanais de République du Kosovo, mais de la lutte pour défendre l’autonomie. Ukshin Hoti, lui, se rend à Ljubljana, là où la presse n’est pas encore censurée. Il travaille pour des journaux albanais tels que « Alternativa » et « Republika ». Ensuite, « Dans le but d’orienter et de sensibiliser l’opinion albanaise vers l’indépendance » dit Bislim Elshani, Ukshin fonde avec ce dernier et Rexhep Hoti la revue « Demokracia Autentike » (La Démocratie Authentique), et devient le rédacteur en chef de celle-ci. Ces journaux ferment en 1991. Selon Bislim Elshani, ce sont les autorités serbes qui ont poussés les journaux à fermer, prétextant des ventes faibles alors qu’en réalité celles-ci étaient en augmentation. Ukshin Hoti retourne alors à Krusha e Madhe où il poursuit des études scientifiques et participe fervemment à la prise de conscience nationale dans les milieux ruraux. Alors que les établissements des différentes facultés de l’université de Prishtina sont poussés à la fermeture dès 1990, les directeurs de ceux-ci se réorganisent pour permettre aux étudiants de poursuivre leurs études. Les cours sont alors donnés dans des maisons privées, des mosquées, des garages et différents autres locaux. Selon Bajram Hoti, c’est en 1992 qu’un groupe d’étudiants fait la demande auprès de la faculté de Philosophie pour permettre à Ukshin Hoti de revenir enseigner, c’est ce qu’il fera jusqu’en 199313.En 1992 toujours, il organise un hommage aux victimes, tuées par la police serbe deux ans auparavant lors d’une manifestation en faveur d’une République du Kosovo dans le village voisin de Brestovc. Il est condamné pour cela en 1993 à 55 jours de prison. En 1992, pour des raisons obscures, il quitte le principal parti politique albanais du Kosovo (LDK) auquel il avait adhéré en 199114. La même année, il se rend à Tetovë, en Macédoine dans un rassemblement national organisé par les Albanais. Il y fait un discours soutenant ouvertement l’unité nationale au sein d’un même État albanais. En mai 1993, avec son ami Agron Limani, il se rend à la maison de la presse du journal « Rilindja », qui est menacé de fermeture et où Adem Demaçi et d’autres militants font une grève de la faim afin de soutenir la liberté de la presse15. Sur le chemin du retour, ils sont stoppés dans un barrage à Komoranë. Après avoir décliné leur identité, ils sont emmenés au poste de police de Gllogovc. Là, Ukshin Hoti est interrogé et Agron Limani battu. Lorsqu’ils sont libérés, à la sortie de la ville, ils sont de nouveau arrêtés et battus par 14 policiers serbes. Ceux-ci leurs assènent des coups de pieds et des coups de crosse de fusil, infligeant à Ukshin Hoti des blessures corporelles graves ; son visage est lourdement tuméfié et il a deux côtes brisées (voir photo 11 du diaporama). Dans la ligne de mire des autorités serbes, cet avertissement est le signal clair qu’il doit se retirer de toute tentative pour le Kosovo. Pourtant les convictions et le militantisme d’Ukshin Hoti sont inébranlables ; il expose ouvertement ses nouvelles intentions et continue de faire appel aux Albanais de Yougoslavie dans diverses conférences afin de soutenir l’unité nationale.
Ukshin Hoti lors de l’hommage pour les victimes qui manifestaient pour la République du Kosovo, 1992.
On peut s’étonner du virement de la pensée de Ukshin Hoti ; il soutenait dans un premier temps la République du Kosovo au sein de la Yougoslavie, il œuvre dorénavant dans le but de voir une Albanie unifiée. Selon Bislim Elshani, l’idée d’une Albanie unifiée était toujours présente chez Ukshin Hoti. La république du Kosovo au sein de la Yougoslavie faisait partie du processus normal afin d’atteindre ce but en toute légalité. Voici un extrait concernant la république du Kosovo dans son livre « la Philosophie politique de la question albanaise » :
« La République du Kosovo, ce à quoi elle semble, peut être considérée comme une solution partielle, palliative de la question albanaise. Pourtant, des solutions palliatives aux problèmes majeurs des albanais doivent être prises en compte car elles sont le produit de la lutte politique et le facteur de la sagesse politique albanaise dans l’évaluation de l’ensemble des circonstances, du processus de développement et de leurs objectifs finaux »
Avant 1990, l’union avec l’Albanie signifiait la guerre avec la Serbie. Conscient des forces militaires de chaque côté, il ne pouvait se résoudre à prendre le risque de mettre à mal l’intégrité territoriale de l’Albanie. Ensuite, sur la question de savoir pourquoi après 1990 il exigeait une Albanie unifiée ? La raison est que les événements précipités, en l’occurrence la suppression de l’autonomie en 1989, ont accélérés sa pensée. De plus, l’éclatement de la Yougoslavie est inéluctable. En effet, la Serbie déclare la guerre à la Slovénie et la Croatie en 1991. Les secousses de la chute du Mur de Berlin se font aussi ressentir en Albanie, une révolte des étudiants met un terme en décembre 1990 à plus de 40 ans de communisme. Ces nouvelles circonstances renforcent la possibilité de voir s’unir le Kosovo et l’Albanie. Au Kosovo, la guerre est imminente ; dans un discours le 7 juillet 1991, Ukshin Hoti demande à ce que les organes de la police et de l’armée soient créés afin de préparer le terrain ; son pragmatisme est cependant redouté par ses concitoyens. Pourtant c’est bien ce qui a lieu : l’armée de libération du Kosovo (UÇK) commence à se former.
Alors que son ostracisme est levé après 9 ans, le parti politique « UNIKOMB »16 propose à Ukshin Hoti la présidence du parti. Le 17 mai 1994, en route vers Prishtina pour occuper son nouveau poste, il est arrêté par la police serbe et incarcéré à Prizren. Il est accusé d’être membre du mouvement illégal du Kosovo (LPRK) et d’avoir fondé le journal « DeA » sous la gouvernance et les fonds de ce dernier17. On l’accuse également d’être membre et président du parti « UNIKOMB » considéré comme illégal.18 Lors du procès, il est prouvé qu’il ne fait pas partie du mouvement « LPRK », que le journal était un journal légal et indépendant, et que son parti était inscrit conformément à la loi yougoslave. Il est cependant condamné à 5 ans de prison pour avoir entrepris des actions anticonstitutionnelles mettant en danger l’intégrité territoriale de la Yougoslavie19. Il est alors transféré au pénitencier de Dubravë au Nord du Kosovo, puis à Nis (Serbie), à Sremska Mitrovica (Serbie), pour ensuite revenir à Nis.
Le dernier emprisonnement
Lors de sa détention, le parti « UNIKOMB » essaie de militer pour sa libération, tentant de faire connaître Ukshin Hoti et ses opinions en dehors des frontières du Kosovo. Ayant rédigé son propre acte de défense, celui-ci est traduit en plusieurs langues et utilisé comme moyen de le faire connaître. Son ami Bislim Elshani publie également une brochure le concernant. « Politika në Pranga » (La politique sous les verrous). Le cas d’Ukshin Hoti parvient finalement aux oreilles du Parlement Européen. Alors que la guerre du Kosovo débute en mars 1998, ce dernier émet le 14 mai 1998, une demande au Conseil de l’Europe afin que les autorités de Belgrade procèdent à la libération anticipée d’Ukshin Hoti. Bien que le CICR l’ait rencontré le 1er mars 1999, il est hors de question que Belgrade le gracie. En Octobre, le parlement européen, dans le but de forcer sa libération, décide de le nommer au Prix Sakharov20. C’est cependant Ibrahim Rugova qui remporte le prix en décembre 1998. Lors de la conférence de Rambouillet en février 1999, qui a pour but de stopper la guerre au Kosovo, les représentants du Kosovo confrontés à ceux de la Serbie réclament, selon Hydajet Hyseni, alors membre de la délégation albanaise, la libération de Ukshin Hoti afin qu’il puisse participer à ses accords21. La Serbie décline une fois de plus.
En prison, Ukshin Hoti a accès à un nombre limité de livres, il poursuit pourtant ses réflexions et continue à écrire. Il tient par ailleurs une correspondance avec le dramaturge albanais Ismaïl Kadaré. Celle-ci sera par la suite publiée en 2000 sous le titre « Bisedë përmes hekurash » (Discussion à travers les barreaux). En 1995, Son ami Bislim Elshani regroupe un certain nombre de ses écrits et publie son deuxième livre : « Filozofia politike e çeshtjes shqiptare » (La philosophie politique de la question albanaise). Il communique également avec sa famille, dont sa sœur Myrvete qui raconte dans une lettre que son frère lui demande de tenir une promesse que celle-ci regrette de n’avoir pas pu tenir : celle de prendre soin de sa bibliothèque et de ses écrits. En effet, le village natal d’Ukshin Hoti est bombardé le 25 mars 1999. Les forces serbes s’introduisent ensuite dans le village semant le chaos au sein des habitants. La police serbe pénètre dans le domicile de Ukshin Hoti et dans celui de ses parents pour tout saccager et finalement y mettre le feu. Les flammes emportent ainsi les livres de Ukshin Hoti, ses écrits et ses deux thèses de doctorat qui jusque-là n’avaient pas pu être défendues. Quant aux villageois, ils fuient pour se cacher dans les vignes et les collines. La famille d’Ukshin se trouve ainsi divisée par la police serbe. Son frère, Ragip, voulant retrouver sa femme et sa fille retourne au village. Il ne reviendra plus, son corps sans vie sera retrouvé 53 jours plus tard. Les parents de Ukshin Hoti se rendent alors dans le village voisin de Nagavc, où sont réunis des milliers d’habitants provenant des villages voisins. Là aussi, le village est bombardé et Nazif, le père d’Ukshin Hoti, reçoit un éclat d’obus sur le bras. Âgé, fragile et dans l’incapacité de se soigner, il décédera des suites de ses blessures le 18 avril 1999.
À la même période, alors qu’il purge sa peine dans la prison de Nis en Serbie, Ukshin Hoti et des centaines d’autres prisonniers sont transférés dans la prison de Dubravë près de Pej au Kosovo. Le Dimanche 16 mai 1999, alors que la guerre dure depuis plus d’un an au Kosovo, Ukshin Hoti arrive au terme de son emprisonnement. Selon Bajrush Xhemaili, un des prisonniers, il est accompagné vers la sortie par deux gardiens un dimanche, jour inhabituel de libération. On ne le reverra désormais plus, son destin s’étant déjà joué dans les instances du pouvoir serbe.
Le 19 mai 1999, la prison, entourée de chars et de canons anti-aériens de l’armée serbe, est bombardée par l’OTAN. Dans les jours qui suivent, les gardiens et des paramilitaires serbes alignent dans la cour les 800 prisonniers albanais sur les mille que la prison contient, les autres se cachant dans les geôles. Les gardiens et les paramilitaires serbes vident ainsi leurs munitions sur les prisonniers aux moyens de l’arsenal qu’ils ont sous la main : grenades, lance-grenades, mitrailleuses, snipers et bazookas, témoigneront les prisonniers. Le massacre fait 176 morts et plus de 200 blessés. L’ONG « Human Right Watch » se rend sur les lieux le 24 mai 1999 et constate les dégâts qu’ils publieront plus tard dans leur rapport.
« Où est Ukshin Hoti ? »
UKSHIN HOTI : 1ère partie, les débuts
UKSHIN HOTI : 3ème partie, où est Ukshin Hoti ?