Lors de mes premières rencontres avec le féminisme en tant qu’idée et mouvement, la solidarité a été l’un des concepts les plus puissants et les plus paradoxaux qui ont résonné dans mes lectures, mes discussions et les actions politiques, m’invitant à chaque fois à un engagement toujours plus profond. Son appel a été – et demeure – limpide : c’est précisément la solidarité qui nous sauvera. C’est pourquoi nous devons nous rassembler autour d’elle. Nous devons y faire appel, en parler, et construire une conscience et un engagement politiques autour de ce principe.
La nécessité de résister à une réalité profondément oppressive, qui nous place en marge de toute forme d’organisation, d’espace ou de discours en raison de notre identité, a transformé l’impulsion solidaire en une force catalytique qui lui permet de prendre racine. Le féminisme, en tant qu’idéologie et politique, s’est forgé et développé sur la base de la construction d’une conscience de genre, essentielle pour articuler une critique du système oppressif, lequel se construit et se maintient autour d’« identités » – bien que souvent non nommées. Dans son histoire documentée, le féminisme a tenté de nommer les injustices fondées sur les identités, consolidant ainsi une critique qui non seulement les nomme, mais y répond aussi. Ainsi, la création de l’identité féminine comme catégorie politique sur laquelle se sont construites des causes a été fondamentale. Cela s’est fait à travers la mise en lumière de nos expériences communes, incarnant le « destin » des femmes en tant que catégorie non nommée, marginalisée.
Cependant, cette tradition, perçue comme unitaire dans le mouvement et l’épistémologie féministes, ne doit pas être comprise comme une vérité qui délégitime le féminisme en tant que politique uniquement identitaire, construisant des « sujets » représentables. Les contributions continues ont permis au mouvement et à la pensée féministe de développer une capacité d’autoréflexion qui s’oriente de plus en plus vers l’inclusivité, la fluidité identitaire et une critique intersectionnelle, qui non seulement nomme l’oppresseur mais reconnaît aussi la pluralité des oppressions, s’engageant à les combattre partout. Cela a de plus en plus mis l’accent sur la politique de solidarité, intensifiant le besoin d’une réflexion permanente à son sujet, afin d’activer sa capacité émancipatrice.
La menace constante venue de l’extérieur a placé la solidarité au cœur du féminisme, la présentant ainsi comme sa vérité ultime, son fondement déterminant. Dans ces conditions, la lutte quotidienne contre le patriarcat nous laisse souvent sans l’énergie nécessaire pour examiner concrètement la place qu’occupe la solidarité en nous – en tant qu’individu et en tant que collectif – rendant ainsi cette notion plus difficile à soumettre à la critique ou à la réflexion. Cela risque de la placer sur un piédestal d’adoration, aussi maudit qu’indésirable du point de vue de l’éthique féministe.
Le travail de terrain avec les camarades de lutte, les discussions enflammées et motivantes, le compromis constant avec nos idées personnelles, et le retour aux pensées si précieuses et aimées de nos camarades – d’hier et d’aujourd’hui – nous invitent inévitablement à prendre nous-mêmes en main le débat sur ce concept si fort et attirant. Cela nous pousse à l’épreuve. Dans la poursuite d’un apprentissage issu d’un système pourri, qui fonctionne à travers l’indifférence, la lutte contre l’autre, l’empêchement du partage – et surtout – du lien de confiance, il devient impossible aujourd’hui de poursuivre l’engagement sans se poser les questions suivantes : avec qui suis-je en solidarité ? Dans quelles conditions ? Qu’est-ce que cela signifie pour moi ? Pour les limites dans lesquelles je vis et comment ? Et pour le terrain politique dans lequel j’évolue ? Ces questions servent à clarifier certains principes de base pour ne pas abandonner le combat commun.
Dans cette entreprise infinie de réflexion, un bon point de départ peut être l’idée selon laquelle on ne peut prétendre être solidaires avec des idées abstraites, des femmes et des hommes d’ailleurs, si l’on ne pratique pas d’abord la solidarité avec celles et ceux qui sont les plus proches de nous. En particulier, les camarades de lutte. Cela nous mène d’abord à la nécessité de reconnaître. Reconnaître non seulement l’oppression lorsqu’elle est brutale et visible, mais aussi l’engagement et la résistance dans tous les foyers possibles où ils peuvent se produire. En vérité, la solidarité n’est pas un sentiment artificiel construit sur une fétichisation de luttes ou de souffrances lointaines. Elle commence par soi, se développe dans la relation avec l’autre – proche ou lointain. Et parfois, cela me fait penser que la solidarité est souvent plus difficile avec celles et ceux qui sont les plus proches de nous. Car le système patriarcal, capitaliste, hétérosexiste et provincial œuvre systématiquement à nous faire taire et à nous fragmenter. Car seule la division lui permet de survivre. C’est précisément là que nous devons lutter, comme condition pour ouvrir de nouvelles possibilités.
La solidarité, comme outil de rassemblement dans la lutte, et comme sentiment catalyseur. Ce mot, toujours au cœur de l’articulation féministe, m’a été présenté non seulement comme une empathie envers l’autre, surtout dans des conditions d’inégalité, mais aussi comme un outil qui soutient le travail. Pour moi, cela signifie avant tout négocier les frontières entre soi et l’autre. Non seulement pour clarifier ces frontières, mais aussi pour comprendre que l’identité n’est pas figée – elle se construit et se reconstruit continuellement. Pour moi, la solidarité, c’est la reconnaissance de l’histoire, du travail que font les camarades et les militant·es. C’est raconter l’histoire fidèlement, dans sa totalité. C’est être sincère en chemin. Comme le dit Silvia Federici, dans le mouvement féministe, le processus a une importance centrale. La manière dont nous nous traitons les un·es les autres, dont nous traitons le travail, l’engagement, et tout ce qui ne se voit pas.
C’est le sentiment de solidarité et la conscience politique de la pluralité des oppressions qui font que le terrorisme israélien contre la Palestine, la guerre en Ukraine, la crise énergétique, le racisme structurel qui a tué Kujtim Veseli à l’âge de 11 ans – parce qu’il était Ashkali – sont des questions féministes. Les crises locales et globales, certaines plus visibles, d’autres plus invisibles pour nous, ne cessent de souligner que c’est précisément la solidarité qui peut nous mener vers une transformation émancipatrice. L’agression russe contre l’Ukraine nous a montré que nos destins sociaux ne sont pas des destins individuels, mais des processus politiques, qui ne peuvent être vécus seuls ni affrontés avec indifférence. Et cela se combat par la solidarité, qui – selon les mots de Simone Weil – ne devient possible que lorsque nous prêtons attention à l’autre ou à quelque chose. Cette attention – comprise comme un acte politique – nous rend conscientes et conscients qu’au fond, nous luttons toutes et tous contre une même structure : la politique patriarcale, qui fonctionne par la violence et peut parfois se manifester sous des formes encore plus brutales.
Le féminisme, en tant que pratique et théorie, propose les outils pour imaginer et faire vivre de nouvelles formes de solidarité. Des solidarités qui reconnaissent les points communs et se construisent sur les différences. Une solidarité qui attaque les dichotomies entre centre et périphérie. Une solidarité qui nous permet de nous faire confiance mutuellement et de lutter les un·es pour les autres – conditions essentielles pour œuvrer ensemble et oser imaginer un avenir commun.