La prostituée – Kristaq Sotiri
Je dédie cet article à la future prostituée de ma vie.
« Tout ce qui a été écrit par les hommes sur les femmes doit être suspect, car ils sont à la fois juge et partie. » François Poullain de la Barre.

1ère Partie : le conditionnement

Avant-Propos

Je surpris un jour mes parents en train de se disputer. Ils étaient revenus des vacances en Albanie quelques jours plus tôt et mon père reprochait à ma mère d’avoir trop longuement parlé et plaisanté avec un inconnu. Mon père me vit arriver et il continua son discours devant ma mère. Puis, il se tourna vers moi m’interrogeant : « Et en plus, j’étais là ! Qu’aurait-elle fait si je ne l’avais pas été ? » Je lui répondis immédiatement : « E qeshtu kur ta marrish një kurvë për grue. » (C’est ce qui arrive lorsqu’on prend une pute pour femme). Les yeux écarquillés, mon père se tut, tandis que ma mère éclata de rire. Cependant, un sentiment de gêne et presque de honte m’envahit ; je venais indirectement de traiter ma mère de « pute. » Cette pensée se dissipa très vite car en réalité, je ne faisais que poser un mot sur ce que laissait suggérer mon père.

L’Autre

Le mot « pute » en albanais se traduit par « kurvë »1. Ce terme est souvent employé pour désigner une fille de mauvaises mœurs, il possède cependant chez certains Albanais un caractère plus équivoque que partout ailleurs. En effet, une jeune fille prenant la liberté de fréquenter un garçon est vue comme une kurvë. L’indépendance économique et la liberté seraient, selon eux, un caractère inhérent à la prostituée. En réalité, dans cette période de transition que vivent les Albanais, la plupart des jeunes femmes sont traitées de « putes. » Ainsi pourquoi la mère ferait-elle exception ? Une prostituée est une personne qui consent à pratiquer des relations sexuelles moyennant une rémunération. Puisque la mère albanaise ne fait pas ce métier, elle ne peut être considérée comme telle m’a-t-on dit. Pourtant ces jeunes femmes que les Albanais traitent de kurvë ne font pas ce métier non plus. Qui sont ces Albanais ? La situation politique, sociale et économique des Albanais n’est plus la même qu’il y a 20 ans. C’est pourquoi, il apparaît très ardu de définir précisément qui sont ces Albanais et extraire d’eux un caractère immanent ; entre ceux d’Albanie, du Kosovo, de Macédoine ou ceux de la diaspora ; d’autres dit modernes ou traditionnels ; de certaines régions ; des différentes religions ; ou encore d’un milieu rural ou citadin. Toutefois, de ce capharnaüm surgit une constante : la place de la femme peine à se délivrer des croyances primitives albanaises.

Pour Simone de Beauvoir, la femme est vue par l’homme comme étant essentiellement un être sexué. Alors que l’homme se définit comme Homme, la femme se détermine et se différencie par rapport à l’homme et non celui-ci par rapport à elle. L’homme est l’essentiel, il est le Sujet ; la femme est l’Autre2. Ainsi, si les jeunes Albanaises sont traitées de kurvë, donc renvoyées vers ce qui les constitue uniquement comme sexe, nous pourrions admettre qu’il en soit tout autant des mères albanaises, qui par leur asservissement revêtent le rôle de ce que Simone de Beauvoir définit comme l’Autre. Par ailleurs, dans son essai « le deuxième sexe »la philosophe française reprend une citation d’Antonio Marro, qui dit : « Entre celles qui se vendent par la prostitution et celles qui se vendent par le mariage, la seule différence consiste dans le prix et la durée du contrat »3. En effet, ma mère a été vendue par sa famille à la famille de mon père. Ce ne fut pas une mauvaise chose et je tiens à remercier mes grands-parents pour cet accord. Car même si cela a pu être à l’origine une erreur, elle a été réparée par la venue au monde de ma brillante et masculine personne ; cela justifie bien évidemment tous les mariages forcés et conditionnés sur terre. Ma mère n’a pas résisté, car durant son enfance, elle a été préparée comme la plupart des femmes albanaises pour ce jour fatidique qu’est le mariage. Et si la mère albanaise était une prostituée ? Pour répondre à cette question, nous allons voir les différentes étapes de vie d’une femme albanaise telle que ma mère ; de sa naissance à sa jeunesse, puis de son rôle d’épouse jusqu’à son ascension suprême au statut de mère dans la société patriarcale albanaise.

L’homogénéité familiale

Pour comprendre la place de la femme dans la société albanaise, il faut l’observer dans le principal élément vecteur de socialisation que constitue la famille. Le système familial albanais est homogène, c’est-à-dire qu’il est composé de plusieurs couples au sein de la maison. Le patriarche ou le maître de maison (zoti i shtëpisë) est le représentant de l’autorité familiale. Ses fils et ses petits-enfants vivent dans la même maison avec leur femme. La séparation des frères s’effectue souvent à la mort du patriarche. Le foyer albanais dans le milieu rural est souvent constitué ainsi. Les femmes mariées au sein de ce foyer seront vues comme étant des étrangères : « mall i huaj. »(Le bien d’autrui.) Seules les filles et les petites-filles du patriarche sont considérées comme faisant partie intégrante de la famille, jusqu’au jour où, celles-ci, comme leurs mères seront mariées dans un autre groupe.

Dans les familles albanaises, les enfants sont traités comme des « adultes réduits »4.On leur confie, selon leur sexe, souvent des tâches quotidiennes qui vont les conditionner à leur futur rôle au sein de la famille, mais auxquels ils se sont déjà identifiés en observant leurs parents. Le principal trait du statut de la femme est : sa capacité à effectuer des tâches domestiques et à servir ceux qui possèdent un statut hiérarchique supérieur à elle. En effet, il y a principalement deux hiérarchies dans la société albanaise, celle de l’ancienneté et celle du sexe. La seconde prédomine sur la première, c’est-à-dire qu’un petit garçon de 5 ans jouit d’un statut hiérarchique supérieur à sa grand-mère de 60 ans. La jeune fille albanaise est, dès son plus jeune âge, conditionnée à être au service des hommes et aux ordres des femmes plus âgées. De cette manière, lorsqu’elle sera mariée, elle ne ternira pas la réputation de la famille dans laquelle elle a été élevée, et pour que ladite famille puisse à son tour, un jour, dans un but suprême, quérir des femmes pour leurs fils auprès de ce que les Albanais appellent : une bonne famille. À l’adolescence, l’entourage exerce aussi une influence majeure dans ce conditionnement. En effet, les adolescentes entendent souvent de la part des femmes plus âgées : « Tu dois aider ta mère maintenant, car elle se fait vieille. » La jeune fille allège en effet le travail de la mère, mais ce ne sont jamais les hommes qui sont montrés bénéficiaires de cette aide. Revenons à cette vieillesse prématurée de la mère de famille. Ce symptôme est d’autant plus fort lorsque le fils aîné est dans l’âge de se marier, on propose alors à celui-ci de lui trouver une femme qui aidera sa mère car elle se fait vieille. Les mères qui marient leurs fils ont généralement entre 40 et 50 ans. Dès lors, celles-ci, voient leurs forces mystiquement s’affaiblir. Du jour au lendemain, elles délaissent certaines tâches. Telles les prostituées en âge de la retraite, qui ne sachant que faire de leur avenir décident d’être maquerelles à leur tour ; gérant et exploitant une horde de brus, c’est-à-dire les prostituées à plein temps de leurs fils. Voyez à ce sujet, deux extraits du code coutumier albanais, le Kanun5.

« §22 Article 9. Droits de la maîtresse de maison : de commander les femmes de la maison, de les envoyer à l’eau, au bois, porter à manger aux travailleurs, arroser, transporter le fumier, moissonner, bêcher ou battre le grain. »

« §23 Article 9. La maîtresse de maison ne fait pas la cuisine, ne va pas à l’eau, ne fait pas de bois, ne va pas à l’arrosage, à la moisson, au battage, ne porte pas la nourriture aux travailleurs. »

La descendance

Nous avons vu précédemment que les filles albanaises étaient conditionnées à devenir des ménagères dévouées. Cependant, la qualité essentielle d’une femme réside en sa capacité à procréer. « La fille est une future épouse, c’est-à-dire une mère en puissance, destinée pourtant à assurer la descendance d’une autre lignée étrangère. » Nous dit Albert Doja6. En effet, dans la culture albanaise, le mariage devient effectif seulement lorsque la femme donne naissance à un enfant de sexe masculin ; la femme n’est plus épouse, elle acquiert dorénavant le statut de mère. Par ailleurs, les femmes stériles sont considérées comme des êtres inachevés ; dans de rares cas, lorsqu’un couple ne parvient à avoir d’enfant, il arrive que le mari prenne une deuxième femme, voire une troisième, sans parfois libérer les autres, car personne ne voudra d’une femme incapable de donner naissance. Le mari ne peut être responsable de ce manquement ; et si même suite à un troisième mariage le couple ne parvient à avoir d’enfant, on attribuera ce phénomène à la volonté de dieu. Pour encourager la venue au monde d’un enfant de sexe masculin, il existe différents rituels et superstitions afin de conjurer toutes les forces possibles à cet accomplissement. Par exemple, lorsque la mariée arrive dans la maison du mari, on lui approche un petit garçon pour qu’elle enfante un garçon. Le jour avant la première nuit de noce, on roule un petit garçon dans le lit conjugal dans le but encore une fois d’engendrer un enfant de sexe masculin7. On formule aux mariés le souhait d’avoir des héritiers de sexe masculin (u trashëgofshi !) C’est avant tout la naissance des garçons qui est souhaitée et célébrée ; celle d’une fille est annoncée par hasard au détour d’une rue. Si un garçon naît, on lui souhaite longue vie alors que si c’est une fille, on se rassure en disant que « la fille naît pour bercer les garçons. » (çika përkund djalin.8) Enfin, on se réjouit que la mère soit délivrée de cet accouchement, comme si elle avait enfanté le diable de Rosemary9.

« Accepter l’enfant femelle c’est de la part du père un acte de libre générosité ; la femme n’entre dans ces sociétés que par une sorte de grâce qui lui est concédée, et non légitimement comme le mâle.10 »

La venue au monde d’une fille est parfois même synonyme de malheur. Dans le sud de l’Albanie, à Korçe, on croit que « le temps se gâte et que le feu ne s’allume plus au foyer, les tuiles du toit noircissent, les chevrons et les poutres de la maison cassent11 ». D’autres Albanais pensent aussi pouvoir deviner le sexe de l’enfant ; si la mère embellit lors de sa grossesse, on pense qu’un enfant de sexe masculin naîtra, alors que si la grossesse est mal vécue, que la future mère possède des tâches pigmentées sur le visage, cela annonce la naissance d’une fille. Les femmes enceintes désirent elles-mêmes porter un garçon, cela génère des répercussions parfois désastreuses. En effet, lorsqu’un couple apprend le sexe de l’enfant, il arrive qu’il recoure illégalement à l’interruption de grossesse. Les mères albanaises ignorent l’ampleur des dégâts physiques qu’engendrent de telles pratiques à un stade si tardif de la grossesse. Ces mères albanaises, sous la pression sociale, ne sont pas maîtresses de leur corps. Nous pouvons nous poser la question si le corps des véritables prostituées leur appartient ? Cependant, ces dernières signent des contrats avec les hommes alors que pour les femmes albanaises c’est le jour de leur naissance qui fait office de contrat.

Aujourd’hui, les Albanais qui ont deux, voire trois fils, n’auront plus d’enfants par la suite. Par contre, le nombre d’enfants peut-être conséquent si les premiers se trouvent être des filles. Ainsi, dans certaines familles, il peut y avoir un certain nombre de filles et un garçon, le cadet évidemment, le mariage étant devenu effectif. Dans ces cas-là, le couple cesse généralement d’avoir des enfants. Mais dans d’autres cas, on ne se limite pas à avoir un seul héritier mâle, le couple souhaite en avoir deux. En effet, un accident pourrait arriver à l’enfant et rompre ainsi la pérennité de la lignée. Par conséquent, on évite que deux frères voyagent ensemble ou prennent des risques communs de peur que l’un des deux périsse. Le cas du fils unique est aussi révélateur. Un garçon ayant 4 sœurs par exemple, sera considéré comme « fils unique » (djal për hasret.) Ce dernier est généralement un enfant extrêmement cajolé et surprotégé. Enfant-roi, il incarne à lui seul la pérennité de la lignée, ainsi ses 4 sœurs et sa mère doivent se soumettre à lui avec une dévotion extrême. L’avantage, c’est qu’un meilleur roulement est possible lorsqu’elles doivent se relayer pour bercer le fils unique, si elles ne sont pas en train d’aider leur mère aux tâches ménagères bien évidemment. Le prénom donné à certaines filles albanaises est aussi très significatif dans cette volonté de concevoir uniquement des enfants de sexe masculin. Ainsi, les prénoms : Shkurte (Coupure, écourter), Fikrije (Éteindre), Nalije (Arrêter) existent parce que les parents ont cru en la superstition selon laquelle cela va stopper les futures naissances d’enfants de sexe féminin.

Sur les traces de son père – Agim Sulaj – 2006, dessin au crayon.

L’Arbre du lait

Les Albanais distinguent deux lignées héréditaires. L’arbre du sang, la lignée du père et l’arbre du lait, la lignée de la mère. L’appellation de la tante et de l’oncle est différenciée selon l’arbre du sang ou l’arbre du lait. (Tante et oncle paternel : hallë, axhë ou migj ; maternel : teze, dajë.) La mère albanaise n’est donc pas étrangère dans la maison de son père. Pourtant, elle n’y vit plus depuis son mariage, ceci crée parfois de grave contentieux entre belles-sœurs dans une famille, car aucun des foyers n’est véritablement le leur. Souvent, la femme trouve son salut, comme nous l’avons vu plus haut, lorsque le patriarche meurt. Son mari se sépare de ses frères et ce dernier, possédant sa propre maison, devient patriarche lui-même. Le Kanun est aussi très précis sur cette différence entre la famille du père et celle de la mère. Si une femme est tuée par exemple, ce n’est pas son fils ni son mari qui doit la venger, mais la famille de sa maison de naissance, ce sont les membres de celles-ci qui ont le devoir de laver leur honneur en la vengeant. Ainsi, même dans la violence et le meurtre, la mère est étrangère dans sa propre maison.

« §57 Article 28. La femme ne tombe pas dans le sang. La femme transmet le sang à ses parents. »

Concernant le meurtre de la femme, il existait une ancienne coutume qui tolérait spécifiquement cet acte. Celle-ci n’est plus mise en pratique aujourd’hui. Elle s’applique au mariage, dans le cas où la fille refuserait d’épouser l’homme que son père lui a choisi. L’extrait du Kanun suffit à comprendre l’ampleur :

« §43 Article 17. La fille ne peut laisser le garçon, même s’il ne lui plaît pas. Si elle ne veut pas aller avec celui qui l’a retenue et si ses parents la soutiennent, elle ne peut se marier avec un autre tant que vivra le premier. […] S’il arrive que la fille ne veuille pas aller avec le mari qui l’a retenue, on la livrera, même par la force, à celui-ci en y joignant une cartouche et, s’il voit la fille s’enfuir et s’il la tue avec la cartouche de ses parents, son sang n’est pas vengé pour la raison qu’il l’a tuée avec leur cartouche. »

D’ailleurs lorsque l’union est officialisée le père de la fille déclare au père de son beau-fils : « Qika jem robi jotë » (ma fille, ton esclave.12) Ce n’est pas simplement une femme qu’on transfère à un mercato d’été, mais une esclave, un sexe, une poupée gonflable, une catin destinée à une vie de servitude. La maison du patriarche albanais pourrait être ainsi considérée comme une maison close formatrice de ménagères et de prostituées. Si ce n’est pas une pute, que représente la femme dans la maison ? Le Kanun nous apporte également une réponse :

« §44 Article 20. La femme albanaise ne reçoit aucun héritage de ses parents, ni en meubles, ni en immeubles. Le Kanun considère la femme comme un supplément dans la maison. »

La femme est donc un supplément (tepricë). J’ai voulu vérifier la définition de ce mot dans le Larousse, voici ce qu’il nous apprend : « Ce qu’on ajoute à quelque chose déjà considéré comme complet. » Lorsque j’ai appris cela, j’ai conseillé à mon père, dans le but unique de maintenir la flamme avec ma mère, que dis-je, le feu ardent, l’éruption volcanique qui justifie leurs mutuelles existences de l’un pour l’autre, de parfois l’appeler : « mon petit supplément », ou encore « ma petite crème chantilly. » Je suis ensuite revenu sur cette dernière proposition, car bien que plus romantique, je souhaite éviter de froisser les pâtissiers pour qui la crème chantilly est un ingrédient essentiel à leurs mets. Ce qui a retenu mon attention, c’est le caractère tragicomique du mot supplément. Cependant, vous remarquerez que la femme ne touche aucun héritage, cela paraît naturel puisqu’elle fait partie de cet héritage, elle est un patrimoine vendu d’une famille à une autre. Un patrimoine est hérité et par définition ne peut être sujet à un quelconque héritage. Une fille est une charge ; pour un père, avoir une fille c’est avoir misé sur le mauvais numéro au casino, c’est être certain de n’obtenir aucun retour sur investissement. Le montant de la dot qu’il reçoit de la part de sa belle-famille fait office d’exception, toutefois ce prix correspond davantage à une sorte de récompense pour le père, car on n’élève pas une fille gratuitement. Ainsi, on le remercie d’avoir su élever sa fille en bonne ménagère et en une prostituée qui intégrera parfaitement le marché de la prostitution qu’est la société albanaise vis-à-vis des femmes. Et aujourd’hui, si des parents poussent leurs filles à poursuivre de longues études, c’est davantage pour se calquer sur un modèle dit moderneet occidental, que de pousser leurs filles vers l’émancipation et l’indépendance économique. Il y a un paradoxe entre ce que les parents attendent d’elles en tant que jeunes filles et en tant que futures mères de famille.

Le mariage

Nous avons vu que le mariage est un élément essentiel pour assurer la pérennité de la lignée. Voici ce que nous dit le Kanun à ce sujet :

« §28 Article 11. Se marier cela veut dire, selon le Kanun, fonder une maison ou l’accroître d’un membre supplémentaire en vue du travail de l’augmentation du nombre des enfants13. »

Le mariage possède une importance cruciale chez les Albanais. Il est encore aujourd’hui au centre de nombreuses discussions familiales où diverses personnes se sentent dominées par le devoir suprême de partir à la recherche d’une épouse idéale auprès d’une bonne famille. Les femmes sont dénichées comme dans des foires, dans un marché où sœurs et cousines sont les meilleures scrutatrices et enquêtrices auprès des bordelsfamiliaux voisins à la recherche d’une matrice et d’une vierge. Le Kanun est précis sur le mariage. Il définit les droits et les devoirs des époux, il régit les fiançailles, les préparatifs du mariage et l’organisation du cortège nuptial. Aujourd’hui, c’est un cortège de voitures qui est constitué pour aller chercher la jeune mariée. Même si le Kanun ne défend pas le rapt, la forme que prend le cortège, notamment le fait que le chemin du retour soit différent de l’aller, laisse croire que le mariage serait le simulacre d’un rapt qui aurait pour origine une tradition antique. Cette thèse est soutenue par l’historien et linguiste albanais Eqrem Çabej, par le romancier Ismaïl Kadare, mais aussi par Simone de Beauvoir14 : « Le mariage primitif se fonde parfois sur un rapt soit réel soit symbolique : c’est que la violence faite à autrui est l’affirmation la plus évidente de son altérité15 ». Les jeunes mariées qui vivaient au crochet de leur père sont livrées dans un colis maquillé et doré par le biais sacré du mariage pour vivre, cette fois, au crochet de leur mari. De plus, l’entremetteur (misiti) c’est-à-dire celui qui a permis que les deux familles se mettent d’accord, reçoit par le père de l’époux, si le mariage a lieu, une commission16. Le trafic monétaire généré par les mariages et les retombées économiques ont abouti à un marché financier certainement bien supérieur au marché de la prostitution. Pour cela, il faut voir le prix qu’investissent les Albanais pour marier leurs fils. (Entre 20’000 et 30’000 euros). Il suffit également de voir au Kosovo les foisonnantes salles de fêtes immenses en forme de bloc et kitsch, construites ces dix dernières années qui ne servent à aucun autre usage que celui de célébrer des banquets en lien avec le mariage.

Les jeunes hommes albanais subissent aussi des pressions de la part de leur famille pour se marier. Les pères insistent davantage que les mères pour que leur fils trouve une femme. « Quand vas-tu te trouver une femme ? », « Trouve-toi une femme pour qu’elle s’occupe de tes vieux parents ! » Il existe différentes autres formules, mais cette dernière me paraît la plus intéressante. Le père albanais n’a en effet jamais eu la liberté de choisir son épouse, par contre il possède la liberté de choisir celle de son fils. Dissimulé derrière la relation de servitude qui le relie à sa bru, il pourra goûter au plaisir ostentatoire de la voir se mouvoir devant lui et par moment se permettre un arrêt sur image sur son arrière-train. Pourrait-on voir en cela une sorte de relation sexuelle par procuration à travers le fils, du père avec sa belle-fille ?

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