Dans les manifestations étudiantes en Serbie, le Kosovo demeure une limite à la solidarité, au progressisme et à la remise en cause du pouvoir, pourtant affichés par les protestataires.
Qu’est-ce que la solidarité, en particulier dans des contextes où l’ethnonationalisme est profondément enraciné ? Cette question a guidé une grande partie de mon travail en tant qu’organisateur communautaire, créant des espaces interethniques pour les diasporas balkaniques au Royaume-Uni. En tant que personne ayant des racines au Kosovo, j’ai souvent été confronté à l’effacement de mon identité, y compris dans les cercles dits progressistes.
Ayant grandi à l’ère numérique, j’étais habitué à des slogans tels que « Kosovo je Srbija » (Le Kosovo, c’est la Serbie) et « Dogodine u Prizrenu ! » (L’an prochain à Prizren !) — des expressions banalisées de l’ethnonationalisme serbe qui révèlent à quel point cette idéologie demeure vivace. Mais ce qui est peut-être le plus préoccupant, c’est leur persistance parmi celles et ceux qui se disent « progressistes », dont les appels à la paix font souvent écho à la rhétorique même qui empêche une véritable réconciliation.
Aucun exemple n’est plus révélateur que les manifestations actuelles qui secouent la société serbe. Depuis novembre 2024, à la suite de la mort de 16 personnes après l’effondrement d’une verrière en béton dans la gare récemment rénovée de Novi Sad, des manifestations et des blocages étudiants se sont multipliés à travers la Serbie. Ces mobilisations ont rassemblé des citoyens de tous horizons, chacun exprimant ses propres griefs contre l’État.
Je comprends que les citoyens serbes, vivant sous un régime autocratique dirigé par le président Aleksandar Vučić, se concentrent sur leurs difficultés quotidiennes. Je ne minimise pas leurs expériences et je ne cherche pas à les déprécier. Leurs luttes contre la répression politique, la précarité économique, la corruption et l’absence générale de libertés démocratiques sont bien réelles et méritent toute notre attention.
Cependant, le silence persistant de nombreux groupes, individus et organisations qui se disent progressistes par rapport aux symboles ethnonationalistes est profondément préoccupant. Parmi les pancartes réclamant la liberté politique, on trouve des banderoles nationalistes arborant une carte du Kosovo recouverte du drapeau serbe et portant les mots « Nema Predaje » (pas de reddition), un slogan appelant les ethnonationalistes serbes à ne jamais abandonner leurs revendications sur le Kosovo.
Ces symboles continuent d’être brandis dans les manifestations, sans qu’aucune critique notable ne soit formulée par les voix progressistes serbes. Des vidéos apparues sur les réseaux sociaux en août dernier montrent des manifestants serbes scandant « Aco Šiptare ». Ici, « Aco » fait référence à Aleksandar Vučić, son nom de famille étant déformé en un terme péjoratif désignant les Albanais (Šiptari), en serbe.
Je ne suis pas surpris par le sentiment anti-albanais dans ces manifestations, après près d’un siècle de construction de l’Autre, de propagande et de déshumanisation orchestrées par l’État serbe.
Le sentiment anti-albanais en Serbie remonte à la fin du XIXe siècle, lorsque des représentations négatives des Albanais se sont profondément enracinées et largement diffusées dans le discours public serbe. En cultivant cette hostilité, le jeune État ethnonational serbe a déshumanisé les communautés albanaises habitant les régions qu’il cherchait à annexer (au Kosovo, dans certaines parties de la Macédoine du Nord et dans les territoires de l’actuelle Serbie méridionale). Ainsi, si je suis déçu, je ne suis pas surpris de retrouver ce même sentiment anti-albanais dans ces manifestations, après près d’un siècle de construction de l’Autre, de propagande et de déshumanisation.
Pourtant, voir des voix serbes présenter ces manifestations comme progressistes ou comme des luttes pour la justice, tout en promouvant une vision ethnonationaliste du Kosovo, est profondément problématique. Par exemple, le compte Blokada Pravni sur X (anciennement Twitter), représentant les étudiant·es manifestants de la faculté de droit de l’Université de Belgrade, se présente dans sa biographie par le slogan : « Les juristes veulent la justice. » Mais dans le même temps, ces étudiants renforcent la doctrine serbe sur le Kosovo en soutenant les efforts de Belgrade pour saper l’indépendance du pays, reproduisant ainsi fidèlement la narration officielle de l’État serbe.
Samir Beharić, militant des droits humains et doctorant originaire de Bosnie-Herzégovine a vivement critiqué les représentants de ce groupe, notamment pour leur manifestation organisée lors de l’anniversaire des bombardements de l’OTAN contre la Yougoslavie, un événement dont ils ont contribué à diffuser de nouvelles désinformations. Nataša Kandić, militante serbe des droits humains, s’est également exprimée sur ces groupes d’étudiant·es qui se disent défenseurs de la justice tout en perpétuant les mêmes traditions de violence, de racisme anti-albanais et de désinformation que l’État serbe nourrit depuis plus d’un siècle dans son approche du Kosovo.
Beharić ajoute que « le discours véhiculé par les activistes étudiants serbes ne diffère en rien de la rhétorique nationaliste de longue date en Serbie, celle que Vučić continue d’alimenter ». Dès lors, comment un mouvement qui tolère des récits déshumanisants pourrait-il réellement renverser un régime autocratique ? Si la solidarité interethnique reste au cœur de mon travail, comment construire une solidarité avec les voix progressistes serbes lorsqu’elles demeurent fermement attachées à une lecture ethnonationaliste du Kosovo ?
Solidarités sélectives
J’ai discuté avec Ana, une militante serbe progressiste, écrivaine, chercheuse et amie, pour comprendre la situation sur le terrain. Ana, qui soutient l’indépendance du Kosovo et s’oppose fermement au racisme, au chauvinisme, à l’ethnonationalisme et à toutes les formes d’oppression, m’a raconté les difficultés qu’elle rencontre dans les cercles progressistes serbes. Elle affirme que « l’ironie du milieu progressiste en Serbie est que beaucoup de ceux qui s’opposent avec virulence au gouvernement et critiquent ses politiques… n’ont aucun problème à soutenir ses aspirations ethnonationalistes et racistes à subjuguer le Kosovo et le peuple albanais. »
Elle a utilisé l’expression « progressiste sauf pour le Kosovo », en référence au concept « progressive except for Palestine » (« progressiste sauf pour la Palestine »), désignant les personnes qui se revendiquent de la gauche, libérales ou progressistes, notamment dans le monde occidental et en Israël, qui défendent les droits LGBTQ+, l’égalité raciale et la justice sociale, tout en ignorant la dépossession, l’oppression systématique, le génocide et la colonisation du peuple palestinien par l’État d’Israël.
Cette posture « progressiste sauf pour le Kosovo » reflète une dynamique plus large dans la société serbe, où les appels à la démocratie et à l’autodétermination sont considérés comme des droits réservés à soi-même et à ceux jugés « semblables », mais systématiquement refusés aux autres, notamment aux communautés du Kosovo. Cette exclusion révèle la profondeur du racisme anti-albanais encore enraciné, nourri par un siècle de déshumanisation et de stigmatisation persistante des Albanais du Kosovo.
Ce phénomène est également corroboré par la manière dont ces mouvements cherchent à se présenter à l’extérieur. La nécessité de les présenter comme « inclusifs » (en matière de diversité ethnique, de genre, de sexualité, etc.) devient essentielle pour gagner en visibilité et en légitimité. Cette stratégie sert aussi de bouclier : toute critique peut être rapidement rejetée en affirmant « Regardez, nous avons des minorités ethniques parmi nous ».
Un exemple frappant est celui des photos de Bosniaques, originaires de villes à majorité musulmane, comme Novi Pazar dans le sud de la Serbie, participant aux manifestations, utilisées comme preuve du caractère « progressiste » du mouvement. Même si l’image en lien ci-dessus capture un moment sincèrement partagé entre deux individus bien intentionnés, elle révèle un problème majeur : l’émergence d’une pseudo-solidarité, une sorte de performance néolibérale de l’unité, qui façonne une grande partie de l’espace post-yougoslave, tant en ligne que hors ligne.
Les mouvements qui s’accommodent des récits violents au nom d’une communauté sont voués à l’échec, car ils ne s’enracinent pas dans une véritable remise en cause de la violence d’État, mais dans un effort de se prémunir eux-mêmes de cette violence.
En tant que personne originaire du Kosovo, voir la solidarité s’exercer de manière sélective dans la société serbe est profondément troublant. Les photos de femmes bosniaques en hijab aux côtés d’hommes serbes portant la šajkača peuvent donner l’image d’une inclusivité, mais où sont les Albanais de Serbie dans tout cela ? Où sont les voix progressistes ou les gestes de solidarité envers les communautés albanaises de Preshevë, Bujanoc et Medvegja, qui subissent encore la violence d’État à travers leur radiation systématique des registres de population, l’érosion de leurs droits fondamentaux et des politiques qui les rendant effectivement apatrides ?
Des plateformes comme le compte Instagram BiH SRB HR CG entretiennent cette vision étroite de la solidarité, limitée à la Serbie, à la Bosnie-Herzégovine, à la Croatie et au Monténégro (avec, parfois, une mention de la Slovénie ou de la Macédoine du Nord). Mais ces espaces continuent d’ignorer l’existence du Kosovo, comme si nous n’existions pas dans la région qu’ils prétendent représenter.
Les mouvements qui hiérarchisent la solidarité et ignorent la spécificité des violences subies par chaque communauté seront inévitablement confrontés à leurs contradictions internes. Les mouvements qui s’accommodent des récits violents au nom d’une communauté sont voués à l’échec, car ils ne s’enracinent pas dans une véritable remise en cause de la violence d’État, mais dans un effort de se prémunir eux-mêmes de cette violence.
Fausses équivalences, « both-sideism » et « whataboutism »
D’autres obstacles entravent encore la construction d’une véritable solidarité entre nos communautés. Mon expérience avec des voix serbes dites progressistes a souvent été marquée par le both-sideism (le renvoi dos à dos) et les fausses équivalences. Chaque fois que j’évoque le déplacement de mes ancêtres de Toplica (sud de la Serbie actuelle) à la fin du XIXe siècle, devenus réfugiés muhaxher, ou les violences qu’ils ont subies sous le régime d’Aleksandar Ranković (1947–1966), on me répond presque toujours : « Et les Serbes du Kosovo, alors ? »
Cette réponse instrumentalise les griefs des Serbes du Kosovo pour nier l’histoire de ma propre famille, comme si le fait de reconnaître une injustice effaçait l’autre. Le schéma est prévisible : il commence souvent par une référence arbitraire à la démographie ethnique du Kosovo au Moyen Âge pour invalider les liens des Albanais à leur terre ancestrale. Souvent, cela conduit à une série de questions très spécifiques : « Et 2004, alors ? », en référence aux troubles de mars 2004, qui ont fait des victimes parmi les Serbes et les Albanais du Kosovo. Rapidement, on enchaîne avec : « Et nos églises détruites ? » J’ai été confronté à ces arguments à maintes reprises, souvent de la part de Serbes se disant progressistes.
Plus troublante encore est l’idée sous-jacente selon laquelle je cautionnerais la souffrance ou le déplacement de communautés du Kosovo, ou la destruction de sites culturels, quelle que soit leur religion. Nous avons tous besoin d’espace pour exprimer nos douleurs respectives, et je m’oppose personnellement aux discours d’exclusion au sein de ma propre communauté. Je consacre mes ressources, mes plateformes et ma voix pour combattre ces récits, surtout quand on cherche à minimiser les expériences et l’histoire des diverses communautés ethniques du Kosovo. En tant que personne œuvrant pour des valeurs progressistes dans les diasporas balkaniques, je refuse de considérer les versions étatiques de l’histoire comme parole d’évangile. Au contraire, je m’efforce d’interpréter le passé d’une manière qui rompe les cycles de violence, plutôt que de les perpétuer.
Dans le prolongement de cela, le both-sideism (ou « neutralisme ») entrave la solidarité nécessaire entre nos communautés. Il établit de fausses équivalences les expériences des Albanais du Kosovo et des Serbes ; comme si les Albanais du Kosovo avaient, sous la Yougoslavie, le même pouvoir structurel que l’État serbe, ce que les faits historiques contredisent. La tactique consistant à blâmer les deux parties dans la relation entre le Kosovo et la Serbie est souvent utilisée pour créer des fausses équivalences entre des acteurs inégaux, occultant ainsi les déséquilibres de responsabilité historiques très réels qui empêchent véritablement l’émergence d’une solidarité véritable.
Il s’agit d’une intervention et d’un appel à ceux qui se considèrent comme progressistes dans les espaces serbes : critiquer et rejeter la violence de votre État ne devrait pas s’accompagner de « si », de « mais » ou de « peut-être ». S’accrocher à l’étiquette de progressiste tout en soutenant la domination violente et coloniale de votre État sur le Kosovo est franchement une contradiction inhérente. Une véritable solidarité exige de la clarté, de la responsabilité et une volonté de combattre sans équivoque les injustices historiques et actuelles.
Ceci est un appel adressé à celles et ceux qui se disent progressistes dans les espaces serbes : critiquer et rejeter la violence de votre État ne doit pas s’accompagner de « si », de « mais » ou de « peut-être ». S’accrocher à l’étiquette de progressiste tout en maintenant la domination coloniale et violente de la Serbie envers le Kosovo est une contradiction flagrante. La véritable solidarité exige de la clarté, de la responsabilité et la volonté d’affronter les injustices passées et présentes sans équivoque.

