
Jared Kushner au Teen Student Action Summit de Turning Point USA, le 23 juillet 2019. (Gage Skidmore / Wikimedia Commons)
Le gendre de Donald Trump, Jared Kushner, vient de conclure un accord à 1,4 milliard de dollars pour réaménager la plus grande île d’Albanie. Longtemps protégée, elle s’apprête désormais à être bétonnée pour accueillir un complexe touristique de luxe.
Après avoir signé un investissement de 1,4 milliard de dollars pour transformer Sazan, la plus grande île d’Albanie, en une station balnéaire de luxe, Jared Kushner a partagé des rendus numériques du projet : une réserve naturelle métamorphosée par des rangées d’appartements vitrés et de piscines à profusion. Ces images rappellent la vision surréaliste de Trump pour une « Riviera à Gaza », une station opulente imaginée sur les ruines laissées par le massacre de 80’000 Palestiniens et le déplacement ou la déportation de deux millions d’autres.
Mais ces deux projets sont liés par plus que leur esthétique vulgaire du luxe. Affinity Partners, le véhicule d’investissement utilisé par Kushner pour acquérir Sazan, a été créé pour utiliser l’argent saoudien afin de favoriser les investissements croisés entre Israël et le monde arabe. Et l’Albanie, pays européen pauvre à l’identité musulmane et avide d’intégration occidentale, représente une pièce essentielle de ce puzzle.
Comme le suggère le mégaprojet de Sazan, la souveraineté albanaise et ses allégeances géopolitiques sont de plus en plus monnayables — et Israël est le premier à faire la queue derrière Kushner. En mettant à disposition, non seulement Sazan, mais aussi des espaces pour des jardins d’enfants, centres de santé et projets d’intelligence artificielle financés par Israël, pour des opposants iraniens liés à Israël, et même pour un micro-État musulman pro-israélien, le Premier ministre albanais Edi Rama positionne son pays comme un avant-poste clé dans une constellation montante de populistes de droite et de soutiens d’Israël.
« Ils arrivent en hélicoptère »
J’arrive sur l’île de Sazan quelques heures après la dernière visite éclair de Kushner et de sa femme Ivanka Trump. « Ils sont venus avec une grande escorte militaire, et nos bateaux ont dû s’éloigner », raconte Arben, un jeune local assis sur le quai, qui vit de balades en bateau depuis la station voisine de Vlorë. « Évidemment, personne ne nous a consultés. Un jour, notre Premier ministre est simplement passé à la télé pour nous dire que l’île avait été vendue. »
L’île bénéficie d’un climat subtropical, d’eaux cristallines, d’une végétation luxuriante de fougères — et de milliers de bunkers datant de la dictature communiste ultra-isolée d’Enver Hoxha. Aujourd’hui, une grande partie de l’île reste interdite au public, parsemée d’engins explosifs non désamorcés, et un petit patrouilleur naval y est amarré. L’île est restée propriété de l’État jusqu’à sa vente à Kushner en 2024, le gouvernement albanais ayant rapidement modifié ses lois pour permettre les constructions de luxe dans des zones protégées. « Si vous êtes un “investisseur stratégique”, vous pouvez enfreindre la loi, car notre gouvernement n’est rien d’autre qu’une mafia », déclare Kosta Xhaho, représentant local d’une ONG environnementale. Pour rendre l’affaire encore plus attrayante, Affinity Partners de Kushner ne paiera aucun impôt durant la construction, et l’État albanais financera les infrastructures.
Le projet de construction s’étend aussi sur le continent. À l’aube, Xhaho et moi quittons Vlorë pour pénétrer dans une réserve naturelle voisine, là où la Vjosa — considérée comme le dernier fleuve « sauvage » d’Europe — se jette dans l’Adriatique. Le delta possède une beauté irréelle. Des flamants dorment dans les marais salants pendant que des pélicans survolent la zone ; on y trouve aussi des phoques, des chacals et des tortues protégés, dans ce rare tronçon de côte adriatique encore vierge. Xhaho connaît le lieu par cœur : il me montre 281 œufs de flamants qu’il a recensés sur une portion du delta, ainsi que des oiseaux qu’il reconnaît individuellement.
Mais bien que la Vjosa ait été déclarée premier Parc National de Fleuve Sauvage d’Europe en 2023, le projet de développement parallèle de Kushner anéantira aussi bien les œufs de flamant que les cabanes en bord de plage. On prévoit d’y construire des logements pour 20 à 30’000 touristes, avec un casino en bord de mer, façon Monte-Carlo. Non loin, la construction avance rapidement pour ce que Rama présente comme le plus grand aéroport des Balkans, prévu pour accueillir 750 000 visiteurs par an, avec même des vols directs vers les États-Unis. Xhaho avertit que le trafic aérien menacera la faune locale, mais il doute que cela freine les investisseurs : « [Kushner et Trump] viennent en hélicoptère et repartent de la même manière, car ils ne veulent pas se confronter au peuple. »
Boom touristique, mais pour qui ?
Le tourisme est devenu un pilier de l’économie albanaise post-communiste, avec près de 12 millions de visiteurs en 2024 — quatre fois la population du pays. Les investissements de la diaspora ont afflué, transformant la Riviera albanaise, autrefois intacte, en un chaos de constructions inachevées et de plages privatisées. L’argent coule à flots, mais la corruption et le blanchiment d’argent sont omniprésents, et le coût de la vie devient insoutenable. La plupart des locaux dépendent donc des envois d’argent de leurs proches à l’étranger et de la saison touristique estivale. Pour Xhaho, « en dix ans, l’Albanie a complètement changé — mais plus en béton qu’en bien ».
Certains locaux profiteront de l’investissement de Kushner. Le capitaine de bateau et guide Arbër, qui dit avoir accompagné des délégués de l’organisation de Kushner sur Sazan, affirme : « Comparé à il y a dix ans, notre pays est méconnaissable. Maintenant [Rama] passe à la vitesse supérieure… Cette zone était vide, alors c’est bien qu’on investisse ici. »
Mais dans les villages marécageux du delta de la Vjosa, où des poules courent dans les rues pendant que la tour de contrôle de l’aéroport s’élève, on est loin de la vision de Kushner. Xhaho affirme que le gouvernement a volontairement ciblé cette zone protégée, sachant que les habitants pauvres et âgés ne s’opposeraient pas au projet : « Le gouvernement a négligé ces villages pendant des années, sans électricité ni eau ; alors, les habitants ont vendu leurs terrains à 15 € le mètre carré, croyant qu’ils pourraient y faire des parkings. Mais maintenant, les terrains sont clôturés et ils devront partir. » Un vieux berger croyait même pouvoir faire paître ses moutons sur la piste d’atterrissage, mais il est en train d’être expulsé.
Xhaho précise que son ONG n’est pas opposée à la présence humaine dans le delta : « Mon père a été pêcheur ici pendant 35 ans, jusqu’à ce que ce soit une zone protégée — ils la protégeaient eux-mêmes des incendies et de l’érosion. » Mais selon lui, les nouveaux complexes seront des resorts fermés, offrant peu d’emplois, faisant flamber les prix et détruisant à court terme les ressources naturelles qui attirent justement les touristes.
Affinity — et au-delà
Les paisibles villages du delta de la Vjosa paraissent bien loin de l’horreur de Gaza. Pourtant, ce projet s’inscrit aussi dans la vision stratégique de Trump pour la Méditerranée orientale, de Vlorë à Gaza.
C’est Kushner qui a suggéré pour la première fois de valoriser les « précieuses propriétés en bord de mer » d’une Gaza dûment nettoyée ethniquement, après la déportation de ses habitants survivants. Affinity Partners, qui a reçu des milliards de l’Arabie Saoudite, du Qatar et d’Abu Dhabi, et qui investit déjà massivement en Cisjordanie occupée, pourrait donc considérer Sazan comme un galop d’essai pour ses projets dans une Gaza post-génocide, administrée par Israël. La presse israélienne a même brièvement évoqué la relocalisation de 10 000 Gazaouis en Albanie.
Rama a démenti cette rumeur, mais il a renforcé les liens entre l’Albanie et Israël dans un monde musulman généralement hostile à ce dernier, rejetant la vision iranienne de l’ère Hoxha décrivant Israël comme le « petit Satan » et s’appuyant sur l’héritage albanais de protection des Juifs pendant la Shoah. « L’Albanie a toujours été un soutien inconditionnel de la politique étrangère américaine, quels que soient les présidents », explique Alfred Bushi, militant de gauche au sein du mouvement Lëvizja Bashkë, qui considère le refus du gouvernement de voter pour un cessez-le-feu à Gaza à l’ONU comme une « tache honteuse ». En récompense, Rama a récemment reçu la plus haute distinction civile israélienne. Le grand rabbin d’Albanie, Yoel Kaplan, est un officier de l’armée israélienne, aperçu en train de diriger des prières militaires célébrant la destruction de Gaza.
Alors que d’autres ports refusent de traiter avec l’armée israélienne, les côtes albanaises restent ouvertes. Ce petit pays est le quatrième fournisseur mondial de mazout essentiel pour Israël. Les deux États renforcent aussi leurs liens en matière de cybersécurité et d’exportation de défense. Des projets comme l’investissement d’Israël dans une école maternelle ou la Semaine de la culture israélienne à Tirana servent à blanchir le génocide de Gaza. De nouveaux vols directs entre Tirana et Tel-Aviv, ainsi que deux musées célébrant l’héritage juif en Albanie, devraient encore renforcer les liens touristiques. « Quand Israël est impliqué dans une crèche, un hôpital, des projets d’intelligence artificielle ou de défense, cela m’inquiète profondément en tant qu’Albanaise », dit l’activiste Fioralba Duma. « C’est une politique dangereuse de blanchiment. »
Le camp sectaire et le micro-État pro-Israël
Un aspect particulièrement frappant de cette coopération est l’offre de Rama de mettre à disposition le territoire albanais comme base avancée occidentale contre l’Iran. Depuis dix ans, l’Albanie accueille plusieurs milliers de membres des Moudjahidines du Peuple (MEK), un mouvement d’opposition iranien devenu de plus en plus marginal, paranoïaque et coupé de la réalité iranienne. De 2013 à 2016, les États-Unis ont transféré les membres du MEK, d’un camp fermé en Irak à un autre sur la côte albanaise, où ils sont régulièrement visités par des officiels américains, y compris du clan Trump, qui continuent de les préparer à une action militaire contre l’Iran. (En 2022, l’Albanie a même expulsé l’ambassade iranienne après plusieurs cyberattaques présumées.)
Mais Rama a fait encore plus fort, en 2024, en promettant de créer un micro-État musulman pro-israélien indépendant. L’ordre religieux Bektachi, qui mêle traditions sunnites et chiites et compte des millions de fidèles (notamment en Turquie), a son siège en Albanie. Poussés par les États-Unis, les leaders Bektachis se sont progressivement éloignés de l’Iran pour se rapprocher d’Israël. Visites mutuelles, remises de prix, déclarations de soutien à Israël, projets économiques communs se sont multipliés, culminant avec la visite du président israélien Isaac Herzog au plus fort du génocide.
En guise de récompense, Rama a proclamé unilatéralement la création du plus petit État du monde, calqué sur le modèle du Vatican et situé dans le siège des Bektachis à Tirana. « La création d’un État est un casse-tête en droit international », explique Duma. « Imaginez : des soldats israéliens accusés de crimes de génocide pourraient s’y réfugier en toute impunité. » Quoi qu’il arrive, Tel-Aviv y gagnera, puisque les dirigeants Bektachis refusent de condamner le génocide de Gaza et continuent à s’afficher aux côtés du rabbin Kaplan, fervent partisan de l’armée israélienne.
Souveraineté à vendre
Que ce soit pour l’État Bektachi, le camp du MEK ou l’île de Sazan, la souveraineté albanaise est à vendre. Rama a récemment remporté un quatrième mandat consécutif en balayant les accusations de fraude électorale, promettant l’adhésion à l’Union européenne d’ici 2030 et une intégration renforcée à l’Occident. Concrètement, cela signifie tisser des liens étroits avec Trump, Netanyahou, mais aussi avec Giorgia Meloni, qui vient de signer un accord controversé de 653 millions de dollars pour construire des centres de détention pour migrants sur le sol albanais. D’autres accords similaires émergent dans l’ensemble des Balkans. Notamment, Affinity Partners de Kushner mène un autre projet controversé à Belgrade, pour transformer un site où se trouve un mémorial aux victimes des bombardements de l’OTAN en un nouveau complexe de luxe à 500 millions de dollars.
Dans les Balkans, « l’intégration » occidentale se résume souvent à un maillage d’intérêts d’affaires reliant des dirigeants autoritaires régionaux aux leaders populistes mondiaux de droite, profitant d’opportunités fiscales ou achetant de l’influence géopolitique à bas prix. Pour les États-Unis et les puissances européennes, « ce qui compte plus que l’existence d’un État démocratique gouverné par le droit, c’est un gouvernement albanais soumis, prêt à servir leurs intérêts politiques et économiques », affirme Bushi.
Quand le président israélien Herzog a remis sa distinction à Rama, il a vanté son soutien indéfectible comme un exemple de la valeur albanaise de la besa — un code d’honneur valorisant la loyauté et l’hospitalité envers les étrangers. Aucun d’eux n’a eu un mot pour les Palestiniens expulsés de chez eux à ce moment même.

