Statue d’Isa Boletini à Shkodër – 2012 © l’edoniste.
« Kur n’a turret zjarri e ndalim me zjarr. » Violetë Kukaj.
(On éteint le feu qui nous embrase par le feu.)

En 2013, entre Noël et Nouvel An, un ami d’enfance m’avait invité à un repas organisé par une amie à lui. Cette dernière étudiait alors aux États-Unis et lorsqu’elle revenait en Suisse pour les vacances, elle avait pour habitude de réunir ses amis autour d’une fondue chinoise. Je n’étais qu’un ami d’un ami, mais je n’avais jamais été négligé ; contrairement aux paroles de Maître Gims dans sa chanson Game Over avec Vitaa. Lors du repas, environ douze personnes siégeaient autour de la table. J’avais pris place sur une chaise adossée au mur, excentré sur la gauche, mon ami d’enfance était assis à ma droite. En face de moi se trouvait un couple que j’avais rencontré à quelques reprises. Je ne connaissais pas les autres invités, mais j’allais à mes dépens rapidement faire leur connaissance.

La soirée était plutôt agréable pendant la première heure. Puis un moment, parvinrent à mes oreilles des paroles pour le moins troublantes : « Dans les sous-races, je mets les Roms tout en bas de l’échelle, viennent ensuite les Albanais, puis les Noirs. » Ces mots sortaient de la bouche d’une femme, ils venaient de l’extrémité droite de la table. Légèrement assommé, je n’étais pas certain de ce que j’avais effectivement entendu, mais mes doutes se dissipèrent très vite lorsque cette même personne ajouta : « J’espère qu’il n’y a pas d’Albanais ici. » Mon ami d’enfance tout aussi déboussolé que moi réagit très vite en prononçant un début de phrase. Je l’interrompis aussitôt avec un léger coup de coude sur le bras pour l’empêcher de révéler mon origine. Je ne savais pas si je devais répondre, il aurait fallu lui flanquer une bonne tarte dans la figure, elle l’aurait mérité oui, mais cela l’aurait confirmé dans son opinion. Je pris alors rapidement une décision. Si elle considérait le peuple albanais et donc moi-même comme une sous-race, je me devais de lui prouver qu’elle-même était inférieure à moi, si quelqu’un appartenait à une sous-race autour de la table, c’était précisément elle. Je devais la mettre plus bas que terre, la punir en usant d’une arme dont j’étais parvenu après plusieurs années à maîtriser le maniement : la provocation. Il fallait aussi que j’immortalise ce moment, c’est pourquoi je sortis mon téléphone portable pour enclencher l’enregistrement vocal et je le posai sur la table. J’abandonnai la conversation avec le groupe à ma gauche et me tournai à droite.

Je me mis alors à écouter les échanges du groupe dans lequel se trouvait la femme aux propos racistes. Je pensais que cette thématique allait se poursuivre, mais, à mon grand regret, des discussions plus banales avaient pris le dessus. La jeune femme qui avait prononcé ces mots ignobles était assise de l’autre côté de la table, je pouvais donc l’observer facilement. Elle semblait avoir le même âge que moi, peut-être deux ou trois années de moins. Son teint mat ne me permettait pas de deviner ses origines, elle pouvait tout autant être sud-américaine qu’indonésienne. À ses côtés se trouvait un blond, grand et fin, qu’on devinait facilement en couple avec elle et je compris qu’il étudiait le droit. Une autre jeune femme était assise en face du couple et bavardait plus que les autres, elle semblait proche de la raciste, peut-être était-elle sa meilleure amie. Je me mis alors à discuter avec cette dernière, très vite elle évoqua son pays d’origine sans toutefois le révéler. Je sautai sur l’occasion pour la ramener sur ce sujet. Je lui demandai alors de quel pays elle parlait. Elle me répondit qu’elle venait de Sicile. Tiens une séparatiste me dis-je sur le coup. Après un petit temps, elle revint vers moi : « … et toi, tu viens d’où ? » Gagné !

« Oh moi, ça n’a pas vraiment d’importance d’où je viens car je fais partie d’une sous-race. » J’avais prononcé cette phrase avec une certaine nonchalance, mais ma voix tremblotait légèrement. Je révélai enfin mon identité albanaise aux convives, un silence complet gagna la table. J’attendais une réaction, mais à la place, une frayeur palpable s’installa, c’était parfait pour la suite. Le preux chevalier en la personne du grand blond vint à la rescousse de sa petite amie. Il me fixa dans les yeux, voulant s’adresser à moi, mais se noya dans des balbutiements, puis la Sicilienne prit la parole : « Tu dis ça par rapport à ce qu’elle a dit avant ? » « Pas du tout ! » répondis-je aussitôt en surjouant l’ironie. « Vous savez, j’assume le fait d’appartenir à une sous-race, je suis au courant que je suis doté d’un encéphale inférieur au vôtre. » Je les sentis tous désemparés, la peur s’intensifia peu à peu et j’étais heureux de reconnaître en eux ce sentiment désagréable que l’on éprouve lorsque l’on se sent méprisé et en danger. Je souhaitais toutefois les rassurer quelque peu. « Ne vous inquiétez pas, je ne suis pas fâché, j’assume de faire partie d’une sous-race, je suis même heureux d’être au-dessus des Roms. Hey, si j’avais été en dessous des Roms, là je l’aurais mal pris. » leur dis-je avec ironie. Les balbutiements du blondinet reprirent, il commença alors à défendre sa petite amie : « Je ne pense pas que ma copine disait ça pour toi. Ce qu’elle voulait dire, c’est qu’il y a des Albanais qui causent des torts et c’est cela qu’elle voulait dénoncer, mais toi tu n’as pas l’air comme ça, toi tu as l’air d’être un bon gars… » Mon sang ne fit qu’un tour, ce type me prenait vraiment pour un con, bah non voyons, il me prenait pour une sous-race, il devait répéter ces phrases à toutes les personnes qu’il considérait appartenir à une race inférieure et avec lesquelles il communiquait, je ne devais pas lui en tenir rigueur. Néanmoins, la fin de sa phrase exacerba ma colère, car je crois avoir entendu ce genre de remarque plus d’une centaine de fois et surtout pendant mon service militaire. Cette rhétorique faussement flatteuse dissimule en réalité un profond mépris envers les personnes de ma communauté. Je serais ainsi une exception parmi toutes les raclures albanaises qui habitent en Suisse. Et si je n’avais pas été un bon gars ? Si j’avais été un voyou ou un criminel, aurait-on eu le droit de me désigner, moi et les personnes de ma communauté, comme appartenant à une race inférieure ? Je saisis cette opportunité pour jouer une nouvelle carte. Je décidai de correspondre à ce qu’ils exécraient par-dessus tout. « Non je ne suis pas quelqu’un de bien, je suis d’ailleurs sorti ce matin de Champ-Dollon et j’ai un bracelet électronique à la cheville. » La Sicilienne se mit alors à me questionner sur les raisons qui m’avaient amené en prison. Je ne savais pas si elle était naïve ou si elle souhaitait simplement entrer dans mon jeu. Je répondis que je me battais constamment dans la rue, que je cassais des voitures par pur plaisir et que je volais les sacs des vieilles dames. Ma dernière condamnation remonte au fait que j’avais tabassé une femme âgée qui s’agrippait un peu trop férocement à son sac à main. Je continuai à inventer mon parcours de voyou en terminant par : « Le problème que j’ai, par contre, c’est que je ne parviens pas à contrôler ma colère, là j’ai envie d’une seule chose, c’est de monter sur la table et de flanquer des coups de pied à tout le monde… et honnêtement je ne sais pas si je pourrai me contenir. »

Ils avaient peur ! S’ils pouvaient penser que j’étais un petit rigolo m’inventant une vie de délinquant, la dernière phrase que j’avais prononcé laissait fortement envisager la possibilité d’un tel dénouement. De plus, les préjugés qu’ils avaient sur les Albanais ne faisait que renforcer cette éventualité. Je n’avais évidemment pas l’intention de les frapper, mais j’étais satisfait de voir qu’ils ne pouvaient pas écarter cette hypothèse. J’étais heureux d’avoir pris l’ascendant psychologique et me sentais alors Tout-Puissant. J’avais usé de violence dans mes propos et en étais fier, comme si cela avait apporté réparation. La raciste intervint enfin pour justifier ses propos haineux. Elle évoqua des mauvaises expériences personnelles avec les Albanais, puis la discussion glissa sur la criminalité. Je regrette aujourd’hui d’avoir été entraîné dans cette thématique qui concerne une faible minorité d’Albanais en Suisse, alors que le racisme endémique dans ce même pays conduit des personnes comme cette jeune femme à tenir des propos absolument révoltants. La discussion se termina ainsi, après une vingtaine de minutes. Je souhaitais moi-même ne plus continuer, j’avais l’impression d’avoir gâché la soirée et m’en sentais paradoxalement coupable. Et c’est peut-être ce que le racisme et la violence en général ont de plus pervers, le fait de donner le sentiment à la personne qui les a subis, qu’elle en est responsable, qu’elle doit s’excuser d’exister, qu’elle doit porter le fardeau de toutes les difficultés que rencontrent les personnes de sa communauté et qu’en définitive elle aurait mieux fait de s’effacer.

 

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