Dragùa et Kulshedra

par | Sep 15, 2015 | Société

La Kulshedra et le Dragùa.

Introduction

Entrer en Albanie c’est franchir une barrière mystique dans un pays regorgeant d’anciennes croyances, où les superstitions et les rituels règnent encore. Un éternuement, un hoquet, une démangeaison de la joue, un enjambement d’enfant ou encore la perte d’une chaussette possèdent une réelle signification. Comme si une force extérieure enchantait les faits et gestes et sur laquelle parfois on fonde les mythes. Certaines de ces croyances se seraient propagées lorsque le paganisme faisait foi dans le vieux continent. La religion vint ensuite accompagnée de son courroux, elle parvint à balayer d’un coup de fouet toutes ces croyances pour n’imposer alors que la sienne, la seule, la véridique : le dieu unique. On ne chasse pourtant pas les démons si facilement. Dans les coins les plus reculés de l’Europe, ils continuaient de vivre discrètement parmi les humains. Les Odin et autres Berserk survécurent dans la mythologie nordique. Persée, la Méduse et Pégase tout autant dans la mythologie grecque et enfin les zana et ora, tant bien que mal dans la mythologie albanaise1. Dans cet article, nous allons voir comment peut se fonder un mythe, mais avant cela, il semble plus nécessaire dans un premier temps, de tenter de le faire survivre.

Les enfants nés coiffés

Lors de l’accouchement, il arrive que l’enfant naisse coiffé2. Cela signifie que le sac amniotique, qui contient le liquide du même nom, couvre le bébé entièrement à la naissance. Dans les croyances européennes, ces naissances sont vues comme étant de bon augure ; chance et félicité accompagneront ces enfants toutes leurs vies. En outre, on leur prête des vertus surnaturelles : comme l’immunité à la noyade et l’impossibilité de mourir tué par balle, notamment dans les croyances espagnoles. En Asie du Sud-Est, on leur attribue le don de clairvoyance ; en Afrique du Sud, le don de voir l’esprit de ses ancêtres. La croyance slave raconte que l’enfant né coiffé devient un loup-garou. Il existe également d’autres croyances analogues dans les pays scandinaves et germaniques. Chez les Albanais, l’expression pour désigner les enfants nés coiffés est : i lindur me këmishë. « Né en chemise3 ». La coiffe est généralement conservée par les Albanais qui en font un talisman pour l’enfant. Les aptitudes qu’elle offre sont semblables à celles prêtées par les autres cultures européennes, c’est-à-dire, l’immunité à l’eau et au feu, ainsi que le don de clairvoyance et de guérison. Cependant, la coiffe est, chez les Albanais, à l’origine d’un mythe : celui du dragùa et de la kulshedra.

Le dragùa

Albert Doja nous informe qu’il existe deux représentations du dragùa4. La première le définit comme un dragon ou un monstre ressemblant à l’hydre de Lerne de la mythologie grecque5. La seconde présente le dragùa comme un héros vivant parmi les humains et qui doit affronter en permanence son rival féminin et maléfique qu’est la kulshedra6. Selon les croyances albanaises, ce sont les enfants nés coiffés qui possèdent la faculté de devenir des dragùa. Ces enfants peuvent aussi présenter des marques telles que : des ailes, au nombre de deux ou de quatre, sous les aisselles, révélant ainsi leur identité. Ces signes peuvent se manifester à n’importe quel âge, mais ce sont souvent les enfants au berceau qui possèdent ce don. Les armes que possède le dragùa sont surtout des outils agricoles tels que : l’age et le soc de la charrue, la fourche, le bâton pour battre le grain ainsi que les meules du moulin avec lesquelles il attaque la kulshedra. Autre effet important, le dragùa possède un berceau comme bouclier pour se défendre de la kulshedra qui, elle, l’attaque avec son urine et le lait venimeux de ses seins. Le dragùa possède une force surhumaine et, de ce fait, est capable de lancer des météores, des éclairs, des arbres, des rochers et des maisons qu’il arrache entièrement de la terre. Un joyau est enfoui dans son cœur en or, mais les sources de son pouvoir, nous apprend Robert Elsie, sont ses ailes et ses bras7. C’est pourquoi, l’action de vociférer : « Tu thafshin kraht » (Que périssent tes bras) cause une mort immédiate au dragùa8. Celui-ci connaît un autre point faible ; en effet, seuls sa mère, Dieu et lui-même sont au courant de ses pouvoirs. Si quelqu’un d’autre apprend son identité véritable ou que son talisman est découvert, il meurt sur le champ. À noter que les animaux de sexe masculin peuvent aussi devenir des dragùa. Le bélier noir par exemple, qui attaque la kulshedra avec ses cornes ou encore le coq noir qui peut transpercer les yeux de celle-ci. Voici ce que nous dit Albert Doja sur le dragùa dans son livre : « Naître et grandir chez les Albanais. »

« Quand l’orage approche, le dragùa quitte la compagnie des autres hommes sous prétexte d’aller se coucher, et personne sauf sa mère ne connaît le vrai motif de son départ. Il se met au lit, mais son âme quitte son corps pour aller à la réunion des dragùa. À sa place dans le lit, il n’y a qu’une bûche de bois, le vrai dragùa étant loin9. »

La kulshedra

L’opposé féminin du dragùa est la kulshedra. Celle-ci vit dans les sources et les fontaines. Elle provoque sécheresses, intempéries et autres catastrophes naturelles qui ne cessent seulement lorsque des sacrifices humains lui sont octroyés. Au Sud de l’Albanie, la kulshedra est aussi représentée comme un serpent de sexe féminin entourant la terre. Elle est capable de l’écraser si des sacrifices humains ne lui sont pas offerts tous les jours. Dans la région de Dukagjin, la kulshedra apparaît sous les traits d’une femme normale, mais aussi d’une anguille, d’une grenouille, d’une tortue ou d’un lézard, toujours de sexe féminin cependant. À Tirana, on croit que les petits de la kulshedra ont l’apparence de serpents. À Prishtina, la kulshedra est représentée comme un serpent appelé bolla. Quant aux régions montagneuses du Nord, on raconte qu’un serpent qui vit 50 ans sans être vu se transforme en bullar, un reptile qui en allaitant les serpents leur procure leur venin. Si la bullar vit encore 50 ans sans être aperçu, elle devient une ershaj, un reptile qui mange le cœur des hommes. Enfin quand l’ershaj vit encore cinquante ans sans être vue, elle devient enfin une kulshedra. Voici la description qu’Albert Doja nous fait de ce monstre :

« La kulshedra est représentée comme un démon de l’orage, un être géant et affreux, dégoûtant et horrible, de sexe féminin, avec de gros seins pendant jusqu’à terre, avec une longue queue et neuf têtes, les langues pendantes, du feu jaillissant des gueules grandes ouvertes, couverte sur toute la face et sur tout le corps de longs poils roux. Quand elle s’approche, le temps se gâte, les nuages noirs couvrent le ciel et de gros orages éclatent. On dit que les petits orages sont causés par ses rejetons10. »

La symbolique de la lutte

Dans le mythe opposant les deux monstres, seul le dragùa peut lutter contre la kulshedra. La légende raconte que le dragùa doit noyer la kulshedra afin de l’anéantir définitivement sans quoi elle pourrait ressusciter. Dans les montagnes de Çermenika au centre de l’Albanie, la croyance veut que la kulshedra ait été noyée par le dragùa dans le Shkumbim, fleuve notamment connu pour être la frontière naturelle entre le dialecte gègue au nord et le dialecte tosque au sud. Les habitants du nord de l’Albanie sont aussi persuadés que le dragùa et la kulshedra se sont affrontés sur les méandres du fleuve Drini, près du pont du vizir à Kukës11. Les gigantesques rocs reposant sur les rives et dans le lit du fleuve en seraient la preuve irréfutable.

Le pont du vizir. Photo de Kel Marubi.

Les analyses d’Albert Doja offrent une explication de la symbolique de cette lutte. Les représentations de l’enfance et de la vie utérine semblent évidentes. Le sac amniotique dans lequel baigne l’enfant dans sa vie utérine est fourni par sa mère qui le protège. La conservation de la membrane amniotique à la naissance est vue comme la prolongation de la protection maternelle dans la vie extra-utérine de l’enfant, c’est pourquoi la découverte de cette membrane par un tiers entraîne la mort immédiate du dragùa. Les attributs du dragùa et de la kulshedra sont inextricablement liés à l’enfance et plus précisément à la vie intra-utérine. Rappelons que le dragùa a un berceau comme bouclier pour se protéger de la kulshedra qui lui lance des jets d’urine et du lait venimeux. Comme il est mentionné plus haut, la kulshedra est un monstre marin qui doit être noyé pour être définitivement tué. Les membranes amniotiques et les eaux maternelles représentent ainsi les attributs de la naissance auxquels se réfèrent symboliquement le dragùa et la kulshedra. La mort de l’un comme de l’autre figure « de façon symbolique comme un retour dans le ventre maternel, là d’où ils sont venus. […] Leur combat ne serait finalement que la représentation symbolique du retour cyclique dans le monde aquatique et chthonien de la mort, pour pouvoir parvenir, comme la végétation, au renouveau cosmique d’une nouvelle naissance. » Enfin, la kulshedra est, de par sa nature, malfaisante. Ainsi, « elle s’oppose à tout ce qui peut symboliser le développement humain et social, à tout développement économique, agricole et patriarcal du groupe familial, parental et territorial. » Ajoutons que la kulshedra assèche la terre et qu’elle s’oppose ainsi à toute forme de vie végétale et animale, alors que les armes du dragùa sont des outils agricoles, représentant le rapport qu’ont les hommes avec la culture de la terre et par extension, la vie.

Un monstre féminin

Albert Doja donne également une autre explication symbolique de ce monstre féminin qu’est la kulshedra. En effet, on peut se demander la raison pour laquelle ce monstre est irrémédiablement féminin. Voici l’avis d’Albert Doja sur la question :

« Dans ce démon féminin, ne serait-il pas possible de voir […] une malveillance naturelle de la féminité à l’égard de la transmission de la vie, une hostilité qu’il convient cependant de surmonter par des techniques rituelles et sociales appropriées, dans l’intention de se concilier mystiquement et de rendre favorables les forces génésiques propres à la féminité ?12 »

Dans les croyances populaires albanaises, la stérilité est par exemple uniquement associée à la femme. Une femme stérile est « considérée comme un être inachevé. » Puis, le taux élevé de fausses couches et de mortinaissance sont des exemples de cette malveillance que décrit Albert Doja. Ainsi, la capacité exclusive de la femme concernant le don de la vie, mais aussi par opposition sa difficulté, où parfois son incapacité à la fournir, auraitdonné naissance à ce démon féminin originaire des eaux maternelles qu’est la kulshedra. Ces croyances ont donné naissance à des superstitions liées à la fécondité et au développement de l’enfant. Par exemple, une femme enceinte ne doit pas avoir les cheveux mêlés de peur qu’elle noue l’enfant et ne le délivre pas à la naissance. Lors de l’accouchement, rien ne doit rester fermé à l’intérieur de la maison ; on ouvre les portes, tiroirs, coffres etc. On secoue également des arbres pour qu’ils laissent plus facilement tomber leurs fruits. Lors de l’allaitement, la mère ne doit pas serrer la main aux autres personnes et d’autant plus se méfier des femmes infécondes qui peuvent s’emparer de son lait maternel. Les femmes enceintes sont généralement surprotégées dans la société albanaise. Ces rituels et l’élévation temporaire du statut de la femme enceinte sont en décalage avec un système profondément patriarcal. Ainsi, ces comportements pourraient être expliqués comme étant des réminiscences du système matriarcal indo-européen en vigueur au début de l’Antiquité, 3000 ans avant notre ère. Il est difficile aujourd’hui de définir l’ampleur de ces pratiques dans les régions albanaises. S’ils subsistent davantage dans les zones rurales, ces rituels et ces superstitions sont néanmoins ancrés dans l’inconscient collectif albanais.

Dans la poésie albanaise

Les dragùa et les kulshedra sont souvent évoqués dans la poésie albanaise. Le poète Fan Noli dans l’éloge qu’il fait au héros Bajram Curri écrit : 

« Sur le sol tremblant, il se tient Car du séisme jamais il ne craint Dif Dragùa de Dragobi Enfant déjà, fut héros et tribun13. »

« Vendi dridhej, ay mbeti Se s’tronditej nga tërmeti – Dif dragoj i Dragobisë, Trim tribun i Vegjëlisë14. »

La kulshedra est aussi présente dans la poésie de Fan Noli. Elle est utilisée de façon métaphorique pour désigner une puissance maléfique étrangère comme dans le poème : « Thomson et la kulshedra ». Skenderbeu, le héros national albanais était aussi désigné comme étant une kulshedra en raison de la terreur qu’il semait dans les rangs ottomans. Toutefois, le principal biographe de Skenderbeu, Marin Barleti, rapporte que le jour de la naissance du héros national, sa mère aurait rêvé qu’une kulshedra allait s’emparer de l’Albanie et dévorer ses habitants. En revanche, le poète Naim Frashëri, dans son poème « L’histoire de Skenderbeu » hausse le héros national au rang de dragùa. Dans la tradition orale albanaise, Skenderbeu est également le plus souvent considéré comme étant un dragùa. Albert Doja nous rapporte des passages du folkloriste albanais Qemal Haxhihasani décrivant le héros national albanais :

« Il était invulnérable, ni balle, ni épée ne le touchaient point, car il est né coiffé, comme naissent les dragùa. Il est né avec des ailes sous l’aisselle, comme naissent les dragùa. Il est né avec la marque d’une épée sur le bras et avec des ailes sous l’aisselle15. »

« Ate s’e zinte plumi, s’e pritte shpata, se ka pasë le me kmishë, siç lejnë drangojt. Ka le me fletë nën sjetull, sikur lejnë drangojt. Ka le me ni shej si shpate n’krah dhe me fletë nan sqetël. »

« Skanderbeg étant venu à Bulqiza, il est allé à la chasse près du village16. Ses chiens qui étaient éloignés un peu devant lui, il les retrouve aux prises avec une kulshedra, Skanderbeg soulève alors ces grosses pierres, qu’il lance à la kulshedra, qu’il tue net sur le coup. Les rochers se trouvent au lieu-dit Rrasa e Doriçet et s’appellent les Rochers de Skanderbeg. » 

« Kur kishte ardhë Skënderbegju nji herë në Bulqizë, kishte dalë me gjue aty afër katundit. Langojt e vet, qi kishin hikë përpara, i gjet tu u zanë me ni kulçedër. Ngre ata gurë të mdhej Skënderbegju, ja fugj kulçedrës dhe e le top në vent. Gurët gjinden të Rrasa e Doriçet dhe quhen Gurët e Skënderbeut. »

Jeu vidéo

Pour conclure, voici un fait amusant. Le développeur de jeux vidéos japonais Square Enix s’est inspiré de ce mythe albanais pour inclure le dragùa et la kulshedra comme des monstres dans le jeu : Final Fantasy XI. Voir les images ci-dessous.

Le Dragùa

La Kuleshdra.

Notes

1. La zana est un esprit des montagnes comparable à la fée. La ora est un esprit féminin protecteur qui accompagne une personne tout le long de sa vie.
2. Un cas sur 80’000 dans les accouchements médicalisés.
3. Cette appellation n’est pas uniquement albanaise.
4. Albert Doja est un docteur en anthropologie sociale. Il a enseigné la sociologie à l’Université de Paris-VIII.
5. Le dragùa fait penser au terme dragon. Selon Albert Doja, le nom est uniquement un emprunt linguistique au grec et au latin.
6. Aussi orthographié Kuçedra.
7. Robert Elsie est un albanologue et un spécialiste du folklore albanais.
8. Invective populaire albanaise.
9. p. 138 – Albert Doja – Naître et grandir chez les Albanais.
10. p. 131-132 – Albert Doja – Naître et grandir chez les Albanais.
11. Kukës est une ville du nord-est de l’Albanie.
12. p. 135 – Albert Doja – Naître et grandir chez les Albanais.
13. Le Dif est un monstre de la mythologie albanaise. Dragobi est un village du Nord de l’Albanie.
14. Tiré du poème « Shpell’e Dragobisë ». (La grotte de Dragobi)
15. p. 140 – Albert Doja – Naître et grandir chez les Albanais.
16. Autre orthographe pour Skenderbeu.

Sources

Ouvrages :
  • Naître et grandir chez les Albanais, la construction culturelle de la personne – Albert DOJA – 2000, l’Harmattan.
  • A Dictionary of Albanian Religion, Mythology, and Folk Culture – Robert ELSIE – 2001, C. Hurst & Co.
  • Album – Fan S. NOLI – 2007, Almera.
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