CHAPITRE 9
Lorsque je me suis installé en Albanie, je m’étais fixé comme objectif de me dépenser physiquement. J’avais du temps et de la place. Un grand salon vide devait me servir de salle d’entraînement pour pratiquer mon art favori. Oui, nous les pratiquants d’arts martiaux, sommes des artistes par définition.
Bruce Lee
Je pratique le Karaté depuis plus de 20 ans et je suis devenu enseignant en la matière en 2004. Quand j’étais enfant, je me souviens que mon père me réveillait à 2h du matin, pour me montrer des films de Bruce Lee sur des chaînes allemandes. C’est donc légèrement endoctriné que j’ai montré un certain penchant pour les disciplines martiales. Bruce Lee était devenu un modèle. C’est pourquoi, mon père très fier du rôle qu’il avait joué, m’inscrivit dans le club de Karaté le plus proche. C’était une façon pour lui de me protéger de la violence du monde qui nous entoure. À défaut de ne pas savoir comment me protéger, il est arrivé à la conclusion qu’il valait mieux que son enfant apprenne à se défendre tout seul. Plus tard, j’apprenais que Bruce Lee n’avait « jamais » fait de Karaté mais du Wushu (Kung-fu)1. Le monde s’écroulait à mes pieds. Pour les Occidentaux tous les films d’art martiaux étaient catégorisés sous le genre de « film de Karaté ». Le cinéma avait considérablement contribué à attirer du monde dans cette discipline japonaise, aux dépens des pratiquants de Wushu chinois. Je dois vous concéder qu’il est très difficile dans la vie de dire que l’on pratique un art martial. Les premières questions qu’on pose généralement aux pratiquants sont : « Arrives-tu à casser des briques ? » Ou mieux encore : « Et si j’ai un pistolet comment tu fais, hein ? » Je crois qu’il est temps d’adresser une réponse unique à toutes ces personnes qui posent ces questions : « Vos têtes vides ont le double avantage qu’elles se brisent plus facilement qu’une brique et qu’elles vous rendent incapables de manipuler un flingue correctement. » Ça fait un bien fou ! Finalement, je n’ai jamais réussi à ressembler à Bruce Lee. Un jour pourtant, la mère d’un élève m’avait approché pour me demander si j’étais japonais2. J’ai gentiment répondu que c’était certainement le kimono qui laissait penser cela. Mais sa réponse ne s’est pas laissé attendre : « Non, c’est à cause des yeux ». J’avais donc la tête d’un asiatique, étonnante nouvelle. Je n’avais pas que la tête finalement, le nom de famille aussi selon certains. Voici une autre anecdote amusante à ce sujet. Un élève, qui allait plus tard devenir un moniteur dont je tairais le nom, car il est actuellement en train de finir ses études de médecine, est venu vers moi pour me poser une question très troublante : « Pourquoi est-ce que tu dis que tu es Albanais alors que tu as un nom de famille japonais ? » Il était adolescent et l’idée de le faire tourner en bourrique m’excitais au plus haut point. « Ah tu ne sais pas lui dis-je ? Je vais alors te raconter l’histoire de mon grand-père. Ce dernier vit le jour à Osaka et c’est très jeune qu’il s’enrôla dans l’armée japonaise comme aviateur. Il se porta alors volontaire pendant la guerre pour faire partie des kamikazes prêts à attaquer les États-Unis. C’est ainsi, que le jour où ils se dirigèrent vers Pearl Arbor, mon grand-père un peu idiot, se trompa de sens et s’orienta vers le vieux Continent. Et c’est en survolant l’Albanie, que son avion n’eut plus de kérosène. Il enclencha son parachute et atterrit sur le sol albanais. Honteux d’avoir échoué sa mission, il décida de vivre en Albanie et où il finit par rencontrer ma grand-mère. » Il m’écoutait attentivement, avalant toutes les bêtises que je racontais, alors que je pensais qu’il allait m’interrompre à chaque instant pour me dire d’aller me faire voir. Mais le fait est que d’autres personnes m’écoutaient attentivement en faisant l’effort de ne pas rire, rendait mon histoire tout à fait plausible. Je regrette presque de lui avoir avoué trop vite que c’était une blague. Je crois que l’idée de répandre cette légende sur moi ne m’aurait pas déplu. En tout cas, même si je ne ressemblerais jamais à Bruce Lee, j’étais certainement prédisposé à naître quelque part en Extrême-Orient.Le Karaté en Albanie
En Albanie, plus que de vouloir m’entraîner seul dans le vide, je souhaitais former un groupe qui profiterait gratuitement de mon expérience de moniteur. J’avais très intelligemment fixé des horaires suisses : de 18h30 à 20h. Tout prédisposait à ce que ce cours soit un carton plein : Les Albanais sont enclins à la baston, j’allais leur apprendre à cogner correctement leurs femmes et leurs enfants, cela ne pouvait que les intéresser. De plus, je leur ferais croire qu’après un certainement nombre de cours, ils développeraient la faculté de reconnaître les 108 points vitaux qui leur permettraient, tel un ninja, de tuer un homme uniquement avec la pression de l’index. J’ai donc très vite eu trois élèves lors du premier cours. Je n’avais pas réellement fait d’efforts pour les trouver, car ils étaient mes cousins. À la fin du premier cours, ils m’ont demandé si je pouvais les ramener chez eux en voiture. Un autre jour, ils ont fini par m’avouer qu’il n’y avait plus de bus et que je devais encore les ramener. J’apprenais qu’en effet le dernier bus qui les ramenais chez eux passais à 17h10 dans mon village. J’acceptais donc l’idée de les ramener chez eux à chaque fois. Ils venaient heureusement tous du même village et ils avaient la possibilité de prendre un bus pour venir. Mais, un jour, ils m’ont appelé pour me dire que le bus qui devait les amener n’était pas venu, et que je devais venir les chercher. Après cela, ils ont eu le bon sens de me proposer que ce soit moi qui fasse le voyage. Ils ont mis à notre disposition une grande chambre réservée pour accueillir des hôtes (Oda), c’était idéal pour continuer nos entraînements. Puis, j’ai réussi à persuader d’autre cousins provenant d’autres cercles familiaux à venir aux cours. Ils étaient dans un premier temps gênés que le cours n’ait pas lieu chez moi mais dans un village qu’ils ne connaissaient pas. Puis, cela n’avait pas résolu le problème des transports. Pour les nouveaux venus, le nouveau lieu d’entraînement impliquait de prendre deux bus différents. Je me retrouvais donc dans la même situation qu’avec les premiers : les ramener chez eux à chaque fois. J’avais été tellement enthousiaste avec ce projet, mais je ne m’étais pas douté que ce soit le manque d’efficacité des transports qui cause la ruine de mon projet. J’ai finalement abandonné après six semaines, car cela me demandait beaucoup trop d’efforts et d’énergie. J’aurais pu continuer sous une autre forme, approcher une école et leur proposer mes services, mais cette expérience m’avait démoralisé, puis il y a aussi eu d’autres circonstances qui m’ont fait stopper cette activité totalement. J’ai cependant commencé à me poser des questions sur l’efficacité des transports en Albanie. Je trouvais en effet que mes cousins profitaient un peu trop de mon véhicule et j’ai trop souvent eu l’impression de servir de chauffeur et pas uniquement concernant le Karaté. Je pris tout de même conscience de l’immense privilège que j’avais de posséder une voiture personnelle. J’ai commencé à interroger mon entourage sur le fonctionnement des transports en Albanie. Puis c’est lorsqu’une de mes cousines fut embauchée dans un supermarché à Prizren, que ce sujet allait véritablement m’intéresser. En effet, cette cousine, alterne généralement ses horaires chaque semaine : De 8h à 16h puis de 15h à 23h. Ainsi, une semaine sur deux et ceci tous les soirs, son père est dans l’obligation de venir la chercher, car il n’y a plus de bus à Prizren depuis 19h. Je suis moi-même allé la chercher plusieurs fois. Son cas n’était pas isolé, j’ai en effet constaté un amas de voiture qui attendaient devant le supermarché. Lorsque j’ai cherché à savoir d’où venaient les autres employés, ma cousine m’a affirmé qu’une petite moitié habitaient en périphérie de la ville de Prizren ou alors dans les villages limitrophes. La plupart, ceux dont elle fait partie, vivent cependant dans des villages à plus de dix kilomètres de leur lieu de travail. La majeure partie des employées des supermarchés sont des femmes, c’est pour cela qu’il s’agit le plus souvent du mari ou du père famille qui les attendent à la sortie. Ceci contribuant malheureusement à maintenir les femmes dans un état de dépendance déjà trop existant vis-à-vis des hommes. Les supermarchés sont en effet ouverts tout le long de l’année jusqu’à 23h mais personne ne se soucie de la manière dont les employés vont rentrer chez eux. Une personne m’a ri au nez lorsque je lui ai affirmé qu’à défaut de transport, les entreprises devaient mettre à disposition des employées, un moyen pour les ramener chez eux.La nuit autoritaire
Avant mon séjour, je n’avais pas du tout pris conscience de l’importance que les transports avaient en Albanie. Je n’avais donc pas imaginé à quel point les Albanais vivent isolés dans leurs villages, et par conséquent toutes les répercussions que cela pouvait avoir dans la société albanaise. Je décidais ainsi de mener mon enquête. Je voulais comprendre toutes les implications que les conditions géographiques et les transports pouvaient avoir au sein de ce peuple. Ma prochaine chronique fera précisément suite à celle-ci. Je vous présenterai plus en détails le fonctionnement des transports et surtout les conséquences qu’ils ont dans la société albanaise. Dès que la nuit tombe en Albanie, les transports ne fonctionnent plus et le pays s’éteint peu à peu. J’ai toujours trouvé que les Albanais avaient un lien particulier avec la nuit. Elle représente une crainte relativement forte. « Il ne faut pas sortir la nuit ; rien n’est sûr la nuit » me disait-on, ou encore : « Allons-y avant qu’il ne fasse nuit ! » Une de mes tantes me demanda un jour de la ramener chez la famille de son mari avant qu’il ne fasse nuit. Quand j’ai voulu savoir pourquoi, elle m’a simplement répondu que cela ne se faisait pas de rentrer après la nuit tombée. Il me semblait que rentrer la nuit c’est comme s’introduire en cachette, comme si on faisait quelque chose de mal que seul l’obscurité pouvait dissimuler. « La nuit n’a pas de yeux, mais elle a des oreilles. » ai-je entendu dirent parfois (Nata nuk ka sy por ka vesh). La nuit fige tout le pays et davantage en hiver lorsqu’elle tombe aux alentours de 16h. Il y a ici une atmosphère particulière pendant les heures sombres. J’évoquais par ailleurs cela dans ma septième chronique : « la Mélancolie contemplative ». Il y a cependant un certain nombre de jeunes qui pensent que la vie vaut la peine d’être vécu la nuit également. Mais alors sans moyen de transport comment aller voir un ami ? Comment échanger autrement que par les biais des réseaux sociaux ? Comment se forger une identité autre que celle de sa famille ? Comment peuvent-ils agir ? Comment peuvent-ils penser le monde enfermé à la maison le soir ? Mais pourquoi auraient-ils besoin de se voir le soir ? Ne le font-ils pas assez la journée ? Nous affirme le patriarche. Ce dernier est peut-être le seul à désirer ce cloisonnement, car tous les soirs, son œil veille confortablement sur tous les sujets qui dorment sous l’autorité de son toit.Chapitre 10 : Immobilité spatiale
CHAPITRE 10 Sur le tournage du clip Bonbon d’Era Istrefi (Rugovë – Pejë) – 2016 – l’edoniste. Cette chronique fait directement suite à la précédente : l’autorité du toit. C’est pourquoi, je vous recommande de la lire avant de commencer celle-ci. Je vous encourage même...
Notes
1. ↑ Bruce Lee est en réalité le fondateur de son propre art martial qui s’appelle le Jeet Kune Do, dans lequel il a intégré certaines techniques de Karaté. Cependant, son style est principalement tiré du Wing Chun, discipline qu’il pratiqua avec le dorénavant célèbre Yip Man.
2. ↑ Je sais que Bruce Lee est chinois et non japonais, mais vous comme moi savez que qu’ils sont tous… enfin vous voyez ce que je veux dire n’est-ce pas ?
NB : Je profite de cette occasion pour faire de la publicité à un nouveau club de Karaté. Le club s’appelle « Sanchin-power » et il a été créé par deux amis et moi-même en Août 2015. Nous serons heureux de vous accueillir et vous enseigner cet art de la baston qui nous passionne tant. Pour plus d’information, je vous recommande de visiter notre site web : sanchin-power.ch
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