CHAPITRE 6
Pièce de 5 lekë — 2016 — l’edoniste Étrangement, je me suis familiarisé à la multitude de choses qui heurtent les yeux en venant ici. D’abord, ce chaos identique qui règne dans les petites comme dans les grandes villes. La conduite musclée des Albanais a été une véritable épreuve à surmonter au quotidien. Puis avec le manque absolu de plan urbanistique, les constructions de maisons et de divers bâtiments foisonnent, sans contrôle, sans respect de l’espace public ni de l’environnement. Les immeubles sont laids, certains semblent anciens mais ils n’ont pas dix ans. On voit fréquemment des maisons laissées à l’abandon dont il ne subsiste que les murs. Et ce parpaing rouge des maisons en constructions agresse ostensiblement la vue. Certaines familles n’ont pas encore les moyens de finir les façades, tandis que d’autres sont bâties sans portes ni fenêtres, laissées ainsi depuis plusieurs mois. Parfois, on aperçoit des villas barricadées, coloriées et reluisantes ; les fenêtres sont fermées et les stores baissés ; on devine qu’il s’agit des maisons des Albanais de la diaspora. L’état des routes est déplorable, la chaussée est souvent déformée, curieusement pliée comme si des Titans l’avaient foulé. En campagne, il n’y a pas de trottoirs, la population marche bordant les routes. La nuit, il faut être très vigilant quand on roule en voiture, car on ne voit les passants et parfois des cyclistes qu’au dernier instant. Vers Prishtina, les habitants traversent la semi-autoroute à pied faute d’absence de ponts et de tunnels. Les enfants longent également cette même semi-autoroute pour se rendre à l’école. Les déchets sont là, fidèles accompagnateurs du voyageur, présent tout le long de la route. Les sachets plastiques de différentes couleurs ont parfois le talent de s’accrocher aux arbres et aux buissons, tels des boules de noël, un spectacle affligeant. Je me suis habitué à ces horreurs visuelles. L’œil ne les voit plus, comme l’oreille qui s’est habituée au tic-tac de la pendule. Les Albanais n’ont pas eu à s’y habituer, pour certains cela est synonyme de liberté et de progrès. Les hypermarchés ou supermarchés construits, parfois l’un à côté de l’autre, ces dix dernières années, sont vides, car surdimensionnés et en surnombre par rapport aux besoins des habitants. J’en ai dénombré exactement onze dans la ville de Prizren qui compte au grand maximum 200’000 habitants en prenant compte la périphérie1. Si les hypermarchés Albanais valent ceux des plus riches États européens, les stations-services sont, elles, de loin les plus huppées qu’il m’a été donné de voir. Voici mon expérience dans ces lieux d’opulence.
Arbres de noël albanais — 2016 — l’edoniste.
Jouissance à la pompe
Elles brillent, étincellent le bitume grâce aux gigantesques enseignes leur faisant la réclame : les stations-services. Y entrer est ici un plaisir éphémère et croustillant, il faut arriver avec le réservoir vide pour en jouir le plus longtemps. Le client qui y entre est déjà confronté au choix innombrables des pompes à sa disposition. Tout ça rien que pour moi me suis-je dit la première fois que j’ai pénétré ces lieux. Après avoir fait mon choix, je m’affaisse dans mon siège, détache la ceinture et c’est détendu que j’abaisse la vitre. Le pompiste est là, attentif et impatient dans son splendide uniforme aux couleurs de la station : rouge vermillon, vert impérial, mais le rouge écarlate est de loin celui que je préfère. Sans plombs ou diesel questionne-il. J’aime répondre que je préfère le sans plomb, cela dure moins longtemps mais c’est plus puissant. Il n’y a là aucune ambigüité, il sait ce que je veux et il le saura pour la prochaine fois ! Plus qu’à fixer le montant de la transaction. La plupart des clients ne remplissent pas le réservoir, laissant ainsi les pompistes insatisfaits. Moi je veux tout, quitte à déborder. Lorsqu’enfin le tant attendu moment du plein arrive, le plaisir atteint son paroxysme. Je peux enfin apprécier visuellement ce bijou architectural que sont les stations-services albanaises. Certaines sont d’autant plus munies d’une supérette et d’un restaurant. Ô que je rêverais y diner tout en humant l’odeur du carburant, pour cela il faut payer plus cher et je ne peux m’y permettre, peut-être aurai-je, un jour, les moyens de m’aventurer dans ces recoins les plus sombres des stations-services. J’entends enfin le pompiste égoutter son tuyau dans mon réservoir, il a fini son affaire. Je n’ai pas honte de le dire, je me suis fréquemment rendu dans ces lieux. Jamais pour le plaisir, mais uniquement par besoin. Les stations-services pullulent sur les routes albanaises. Elles sont pour la plupart vides, car en abondance. Tout près de l’Aéroport de Prishtina, j’en ai vu trois immenses qui se suivaient. Si les Albanais peuvent bien se flatter d’une chose c’est bien cela. Jamais ils n’en manqueront, de plus, ils ont le luxe de pouvoir varier les plaisirs. J’en ai même aperçu qui viennent en couple, les coquins ! Je me demande d’ailleurs d’où provient le fond monétaire qui a permis l’édification de ces stations d’envergure. Peut-être du même fond illégal d’un commerce parallèle que vous aurez deviné en lisant ce paragraphe.Le western économique
L’argent est un thème récurrent dans ces contrées. Il est temps de vous parler de l’expérience que j’ai eue avec la population sur ce sujet. Les Albanais sont principalement pauvres. En 2015, le produit intérieur brute par habitant à parité de pouvoir d’achat (PIB-PPA) est de 11’305 US dollar par année pour l’Albanie et de 9’712 pour le Kosovo (Classé 117ème et 129ème au monde). En Europe le Kosovo est le 2ème pays au PIB-PPA le plus bas, derrière l’Ukraine qui venait de sortir d’une crise de plus de 2 ans. Quant à l’Albanie, elle est 4ème derrière la Bosnie-Herzégovine2. On peut penser à tort en venant dans cette forêt de constructions que constitue l’Albanie, que la population n’est pas véritablement pauvre. Toutefois, si l’Albanie possède effectivement des richesses, elles sont très mal distribuées. Je n’ai pas pu vraiment constater la présence d’une classe moyenne en Albanie. Si elle existe, elle ne représente pas la majorité de la population, car on se rend compte très vite ici que les Albanais manquent généralement de moyens. Même si la présence de la diaspora représente un leurre, la classe riche est parfois visible, il s’agit principalement de patrons d’hôtels et de restaurants. Une autre classe, les ultra-riches, est encore plus visible, elle est composée d’anciens commandants de guerre convertie en politicards, mais aussi d’anciens politiciens issue de la nomenklatura qui sur le coup du changement brutal de système économique, à l’exemple de la Russie, ont su profiter des effets pervers de l’ultra-libéralisme qui sévit aujourd’hui dans l’ensemble de la péninsule balkanique3. Si ces oligarques pouvaient discrètement piquer dans la caisse de l’État pendant la période communiste, c’est avec le visage découvert et les sacoches vides qu’ils pillent la population dans ce western ultra-libéral albanais. Car c’est en effet, ce qu’est aujourd’hui le système économique albanais : un véritable western ultra-libéral dont les politico-mafieux sont à la fois shérif, gangster, juge, banquier et croque-mort. Et ce ne sont pas sur des poneys que s’amusent ces petits-enfants d’oligarques, mais c’est au guidon d’un quad qu’ils lèvent la poussière sur les routes de campagnes.Ma famille, mes voisins, mes emmerdes
Depuis mon arrivée ici, certains membres de ma famille m’ont fréquemment demandé de leur prêter de l’argent. Ils promettent de me rendre la somme empruntée, mais les délais qu’ils fixent eux-mêmes sont rarement respectés. Je me suis alors retrouvé à courir derrière mes propres sous, me fâchant parfois sévèrement avec quelques-uns. Le sens de la propriété est également ici une chose très intéressante. Plusieurs fois, ils m’ont demandé, en fonction de leur estimation de la valeur de l’objet, que je leur donne ou leur prête mes biens. Mon appareil photo est le plus prisé. J’ai eu le malheur de révéler que je comptais m’offrir un nouveau téléphone, du coup celui que j’ai actuellement est déjà réservé par quelqu’un. La voiture que j’utilise est celle de mon père, celle-ci est constamment réclamée. Un cousin, un jour où j’étais chez lui, souhaitais que je la lui prête pour qu’il fasse une course. Je lui demandais alors pourquoi n’utilisait-il pas la sienne. Il m’a tout simplement répondu que la sienne n’avait plus d’essence. En janvier, j’ai dû changer les trop usés pneus d’hiver du véhicule, un oncle m’a demandé de lui refiler les anciens. Chose que j’ai acceptée. Cependant, le même jour mon père me téléphonait pour m’annoncer que je devais donner les pneus à un autre oncle qui lui avait demandé la même chose. Embarrassés, nous avons décidé pour ne pas faire de jaloux de garder les pneus usés. « Nous en avons encore besoin » leur avons-nous menti. Pour des raisons administratives, j’ai dû faire trois courts voyages en Suisse. Avant chaque départ, mes cousins réclamaient tous les objets que je n’emportais pas avec moi : ordinateur, appareil photo, haut-parleur sans fil. « Ne les laisse pas dans la maison » me disaient-ils, tu pourrais te faire cambrioler. « Vous êtes pire que des mendiants » leur disais-je. Quand je me suis offert un nouveau porte-monnaie, on m’a immédiatement demandé ce que je comptais faire de l’ancien. Curieusement, la seule chose qu’on ne me réclame pas ici, se sont mes livres, ça tombe bien, ce sont les choses les plus précieuses que je possède ici. (Ça fait genre j’m la pète un peu non ? Les précieux livres de l’écrivain ça fait cliché non ? Tant pis car ce n’est que la vérité).Ça bosse dur — 2016 — l’edoniste.
Le voisin qui est agriculteur m’a un jour demandé, s’il pouvait utiliser l’eau potable de mon évier extérieur pour arroser ses plantations. Surpris, je lui demandais pourquoi l’eau d’arrosage n’était pas disponible. Il me répondit qu’elle le serait dans deux semaines. J’ai éprouvé un réel sentiment de culpabilité à ce moment-là, car j’étais sur ma terrasse en train de tapoter mon clavier alors que lui, agriculteur trimait avec ses deux enfants sur le terrain d’à côté. La maison dans laquelle j’habite est entourée de terrains agricoles et il n’y a aucune séparation entre les terrains de nos voisins et celui de notre maison. Je me demande parfois ce qu’ils doivent se dire lorsqu’ils m’aperçoivent, seul en train de bouquiner ou devant mon écran d’ordinateur. Je sais qu’ils m’appellent djali i mësusit. Mon père était enseignant et cela signifie : le fils de l’enseignant. À vrai dire, je crois plutôt qu’ils m’appellent le Suisse. Et le Suisse tolère difficilement que l’on utilise de l’eau potable pour arroser les cultures. Je refusai en lui suggérant d’aller se plaindre à la mairie. J’ai surpris un jour ce même voisin dans mon jardin entrain de récupérer au sol les branches des arbres qui avaient été élagués. Pensant que j’étais parti plus longtemps, il ne m’a pas senti venir quand je lui ai demandé ce qu’il faisait. Il s’est relevé gêné, pris sur le fait. Il me dit tout naturellement qu’il avait besoin de quelques branches pour fabriquer ses serres. Il est très usant d’être pris ici pour un porte-monnaie ambulant. Le Suisse ne manque de rien, il a de l’argent doivent-ils se dire. Et en effet sur le ton de la rigolade, on m’a déjà rétorqué : Jeton në Zvicër, ke pare (Tu vis en Suisse, t’as de l’argent). Je suis venu vivre en effet 10 mois en Albanie, cela éveille évidemment la curiosité des villageois concernant ma subsistance. Lorsque mes parents sont venus me rendre visite, ils m’ont révélé que j’avais en effet éveillé leur curiosité. Ils se demandent pourquoi j’ai quitté la Suisse. Certains pensent que je travaille pour un journal suisse ou que j’ai été engagé par le Mouvement pour l’Autodétermination (Lëvizja Vetëvendosje), parce que les villageois m’ont aperçu en compagnie de certains membres connus de cette organisation. J’ai remarqué qu’il y a un certain malaise lorsqu’on évoque la pauvreté en Albanie. Pendant la guerre du Kosovo, l’armée serbe a dépouillé tout ce qu’elle pouvait des richesses que les Albanais possédaient : Argent, or et bijoux. Il y a parfois une nostalgie de cette époque où ils possédaient plus d’argent, une fierté d’une gloire passée qui les paralyse de toutes actions politiques et les empêchent de se projeter dans un éventuel avenir plus prospère. J’ai constaté que les Albanais ressentaient une véritable honte à révéler qu’ils manquent de moyens. La crainte de faire pitié ; la peur du déshonneur, celui peut-être de ne pas avoir su tenir son rang et le sentiment d’avoir un jour raté le coche ; tout cela mis en évidence face aux autres, face aux nouveaux riches, face aux exilés de Suisse ou d’Allemagne qui viennent y exhiber l’étendue de leurs richesses.Petite séquence émotion
Est-ce qu’il y a d’autres Albanais qui vivent en Suisse ou ailleurs qui ont un sentiment de culpabilité en venant en Albanie ? Pour ma part cette émotion est très forte. Est-ce peut-être dans le but de supprimer cette culpabilité que j’ai décidé de m’engager politiquement dans ce pays ? Je crois que ce n’est pas totalement faux, mais il y a aussi d’autres raisons, dont seul la psychanalyse saura peut-être répondre. Je pense pourtant avoir une petite idée. D’une certaine manière, je peux dire que j’ai vu naître l’Albanie. J’ai vu l’Albanie sortir du communisme et le Kosovo sortir de la guerre contre la Serbie. Il fallait alors tout reconstruire et je regrette de ne pas avoir pris part à cette reconstruction car les fondations de ces deux États sont mauvaises. Je crois qu’aujourd’hui il est encore possible de tout reconstruire. Enfant, je disais à ma mère que je voulais une grande maison pour y accueillir la famille de mon père et celle de ma mère. Aujourd’hui, je suis persuadé qu’il faut fonder une seule maison et non pas pour des raisons émotionnelles, non pas pour exaucer mon rêve d’unir mes deux familles, mais principalement pour des raisons économiques. Ce n’est que grâce à l’Italie unie de Garibaldi que ce pays est tel qu’il est aujourd’hui, ce n’est que grâce à l’Allemagne unie que ce pays est tel qu’il est aujourd’hui. Vous aurez compris en lisant mes chroniques que j’emploi le mot Albanie pour désigner l’Albanie et le Kosovo. Aujourd’hui, l’Union Européenne tente de construire un kosovarisme, cela représente un réel danger pour moi, car il divise la population albanaise, mais aussi l’histoire, la langue et la culture.Voir les écrits de lumière de SHKODËR