En rendant visite à mes grands-parents maternels, je n’avais pas remarqué qu’une boule de poil beige rôdait dans le jardin. J’avais pourtant été averti : quelques mois auparavant, ma famille avait adopté un chiot. Plus tard dans la soirée, alors que je m’apprêtais à retourner chez moi, la bête se jeta sur moi. Je reculai à demi effrayé (car un Albanais n’a jamais complètement peur). Sa grosse mâchoire me saisit la cheville. Je sentis ses canines presser ma peau, mais il ne mordit pas. Soulagé, je finis par comprendre qu’il voulait jouer. Dingo est un chiot de 9 mois, mais il possède la taille d’un labrador adulte, environ 60 cm de hauteur. Depuis notre première rencontre, nous nous sommes réciproquement apprivoisés. Le soir, mon oncle le détache et il le laisse se balader dans la cour. Le plus souvent, le chien se terre à côté de la porte d’entrée, où il a pris l’habitude de tendre une patte à chaque membre de la famille qui entre dans la maison. J’ai aussi pris cette amusante habitude : je lui tends ma main et lui fais une petite caresse juste avant de franchir le seuil de la porte d’entrée. Une de mes cousines, âgée de 13 ans, s’est complètement éprise de lui. Dingo est devenu son principal sujet de conversation. Il y a quelques jours, elle a prétexté à l’école avoir oublié un cahier scolaire pour aller vérifier si le chiot était dans la cour, car ce matin-là, elle s’était inquiétée de ne pas l’avoir aperçu. Les Albanais appellent cette race de chien « qen i sharrit » (qen = chien). Le Sharri est une chaîne de montagne couvrant principalement le sud-est du Kosovo, le nord-ouest de la Macédoine et le nord-est de l’Albanie. On m’a appris que lors de la floraison printanière, le reflet des montagnes revêt une vive couleur dorée, d’où son nom en albanais « Ari » signifiant or et qui serait à l’origine du nom Sharri1.
Dingo est devenu si important dans la famille, que j’ai décidé de me renseigner davantage à propos de cet animal. Je vous le concède immédiatement, le web ne fournit que très peu d’information à propos de cette race de chien. La page Wikipédia est la plus complète à ce sujet. Cette race est, comme on m’en avait très justement informé, utilisée comme chien de berger et chien de garde. J’ai souhaité ensuite connaître le nom de la race du chien en français, pour cela je devais savoir quelle était sa véritable dénomination en albanais. Ceux que j’ai questionné m’ont dit que cette bête venait exclusivement de la région montagneuse du Sharri, information qui se révéla être véridique. J’ai ensuite découvert que les Albanais avaient deux appellations pour cette race : celle citée plus haut, chien de Sharri et chien illyrien. J’ai découvert, avec étonnement, que cette race de chien descendrait du Molosse d’Épire, à noter par ailleurs qu’une tribu illyrienne se nommait les Molosses en référence à la race de l’animal (Olympias, la mère d’Alexandre le Grand, faisait partie de cette tribu). Le chien du Sharri aurait une morphologie semblable à son ancêtre de l’Antiquité et ceci expliquerait son nom de chien illyrien. Cependant, cette dernière appellation est devenue caduque depuis 1957. En effet, suite à une requête de la Fédération Cynologique Yougoslave auprès de la Fédération Cynologique Internationale, la race est officiellement nommée : Chien de Berger Yougoslave de Charplanina2.
Pour les Macédoniens-slaves cet animal est un chien de berger macédonien. Il ne serait pas étonnant que cette dernière appellation devienne à l’avenir officielle puisque la Yougoslavie n’existe plus et que la Macédoine est membre de la Fédération Cynologique Internationale. À ce propos, je n’ai pas été étonné de constater que ni le Kosovo, ni l’Albanie ne soient membres de cette Fédération, alors que, mis à part le Royaume-Uni curieusement, tous les pays européens en sont membres ou partenaires3. Lorsque j’ai fait part de cette histoire à un ami, celui-ci m’a raconté qu’un jour, alors qu’il se promenait en Suisse, il se trouva face à un chien de cette race qu’il connaissait bien. Il aborda alors le maître pour s’enquérir de la race du chien. Malheureusement il ne reçut pas la réponse espérée, puisque le maître lui répondit que c’était un chien yougoslave.
Dans les Balkans, il y a un véritable complexe de l’ancienneté. Il est impératif de savoir qui est arrivé le premier pour asseoir sa légitimité en tant que peuple dans cette poudrière que sont les Balkans4. Dans la péninsule, l’existence du plus ancien prévaut sur celle du nouvel arrivant. Des rémanences probables de la féodalité, où le plus ancien, le patriarche, possédait les pleins pouvoirs dans un clan ou une famille. À l’échelle des Balkans, le même jeu aberrant se poursuit, à la seule différence que, quand bien même un peuple se trouverait être plus ancien, cela ne changerait absolument rien au contexte politique de la région. Imaginons par exemple un congrès d’une centaine d’historiens venus des quatre coins du monde pour affirmer à l’unanimité que le plus vieux peuple des Balkans serait le peuple albanais. Cela en galvaniserait plus d’un, il est vrai, et je pourrais me vanter auprès de mes amis, mais cela ne résoudrait aucun conflit ethnique. Peut-être qu’après cette révélation, les plus chauvins des Albanais espéreraient voir les Slaves faire leur mea-culpa et leurs valises : « Pardonnez-nous ! Nous ne savions pas ! Allez ! Repartons chez nous, dans nos steppes russes. »
Le phénomène qui est de vouloir savoir qui est le plus ancien s’appelle le protochronisme. Il s’est fortifié lorsque le concept d’État-Nation a vu le jour dans les Balkans, l’Histoire devenant un moyen de propagande pour les régimes totalitaires tels que ceux d’Enver Hoxha, de Tito ou ceux des colonels en Grèce. Les Albanais se sont toujours considérés comme les descendants des Illyriens. Postulat que les Slaves ont toujours démenti. Ceux-ci ont même montré un entrain particulier à vouloir prouver que les Albanais n’avaient rien à voir avec les Illyriens. Au Kosovo, des villes et des villages ont été renommés, mais c’est aussi le cas de forêts et de montagnes pouvant rappeler la langue albanaise ou possédant un lien quelconque avec le peuple illyrien. À ce jour, même les chiens des montagnes où vivent les Albanais n’ont plus le droit d’être des chiens illyriens tels qu’on les nommait autrefois. Curieuse lutte pourtant si l’on est persuadé que les Albanais ne sont pas les descendants des Illyriens.
Thé et café
Le cas du changement d’appellation de la race du chien est symptomatique dans les Balkans. Voici un autre cas concernant la Grèce. Je suis un inconditionnel du thé que les Albanais appellent le thé des montagnes. J’en avais ramené en Suisse pour le faire découvrir à mes amis, qui aujourd’hui en raffolent également. Pour ne pas passer pour un ignorant auprès d’eux, je demande à mes parents le nom véritable du thé. Leur réponse est catégorique, il s’agit du thé des montagnes. Agacé, je leur rétorque que ce n’est pas parce que sa fleur est cueillie dans les montagnes que le thé porte ce nom. Le branle-bas de combat est lancé, ils partent tous à la recherche du nom technique de la plante. Appels téléphonique, mails, fax, pigeons voyageurs, tous les moyens sont utilisés pour trouver ce mystérieux nom. Mais les résultats sont univoques : Il s’agit du thé des montagnes. Fâché et lassé, je repars bredouille, maudissant ces Albanais qui ne savent pas donner un véritable nom aux produits qu’ils consomment. Un an plus tard environ, mon patron, un féru d’alpinisme, déposait sur mon bureau un numéro du magazine auquel il était abonné. Un article faisait la promotion des Alpes albanaises. Je me rappelle avoir lu : « Vous pourrez boire du thé des montagnes, mais qui est en réalité de l’origan. » Je sursautais de joie, serrant mon patron dans mes bras et en lui jurant qu’il avait désormais le droit d’augmenter ma charge de travail, de réduire mes vacances et m’exploiter jusqu’à ma mort, car j’avais enfin ma réponse : l’origan5 ! Qu’ils sont incapables ces Albanais ! Un vulgaire journal d’alpinisme dévoile la nature du thé que ceux-ci consomment, je pouvais enfin déployer mes profondes connaissances en botanique, que je ne possède pas, auprès de mes amis. Mais je décidai de pousser davantage mes recherches afin de voir à quoi ressemble cette plante. C’est à ce moment précis que je suis tombé sur une information qui allait m’accabler de remords. Le mot origan vient du grec qui signifie : « qui se plaît en montagne ». Les Albanais appellent ainsi ce thé dans leur propre langue. Mes parents et tous les Albanais que nous avions questionné avaient donc raison, le thé des montagnes c’est du thé de la plante qui se plaît en montagne6. Je poursuivis mes recherches et voici que les remords laissaient place à de la colère, au moment où j’apprenais que les Grecs nommait ce thé : le thé grec des montagnes.
Les chiens des montagnes où vivent les Albanais sont yougoslaves et l’origan qui pousse sur le sol albanais est grec ? Que peut-on définir, à proprement parler, d’albanais hormis les réfugiés et la mafia ? Rien, même le café traditionnel, celui que l’on boit à Istanbul est appelé café turc et celui que l’on déguste à Athènes est nommé café grec. Pourquoi les Albanais nomment-ils turcs, les cafés traditionnels qu’ils consomment alors qu’ils pourraient les appeler les cafés albanais ? En réalité, je suis fier que les Albanais ne jouent pas à ce jeu qui est de nationaliser les objets, les aliments et les animaux. Fier, non pas parce qu’ils soient plus nobles et supérieurs aux autres peuples, mais parce qu’en réalité, ils en sont incapables, du coup de cette incapacité naît quelque chose d’honorable. Qu’on ne vienne pas me dire que les Albanais sont nationalistes, ils ne savent même ce que représente une nation, ils sont par conséquent incapables d’être nationalistes. Comme ils sont incapables aujourd’hui de fonder des institutions adéquates pour protéger leurs intérêts. Pourquoi faut-il que ce chien soit absolument yougoslave ? Pourquoi d’ailleurs le chien de berger allemand est-il allemand ? Peut-être parce que lorsqu’il aboie, il met le verbe à la fin ou parce que sa maîtrise du génitif est irréprochable, alors que le chien de la montagne de Sharri est illettré et qu’il est davantage préoccupé à copuler avec une chienne pour assurer sa lignée.
« Dingo » — 2016 — l’edoniste.
Chapitre 5 : Dieu m’habite
CHAPITRE 5 « Tout le monde dit : « Dieu est grand ! Dieu est grand ! » Mais cela dépend combien il mesure. S’il ne mesure pas plus de 184 centimètres, on ne peut pas dire qu’il soit plus grand que moi. » « Je suis athée, Dieu Merci. » Marc-Gilbert Sauvageon. « Dieu a...
Notes
1. ↑ Certainement une légende relevant du fantasme, mais comme elle est cool, je l’ai ajoutée. Puis je vérifierai au printemps, sait-on jamais !
2. ↑ Site web de la Fédération Cynologique Internationale. (Consulté le 27 janvier 2016.)
Charplanina : nom de la région du Sharri dans les langues slaves.
3. ↑ Les membres de la Fédération Cynologique Internationale. (Consulté le 27 janvier 2016.)
4. ↑ Expression journalistique faisant référence aux guerres balkaniques du début du XXème siècle à l’origine de la première guerre mondiale.
5. ↑ Comme vous qui possédez sans doute un salaire moyen et ne pouvez qu’uniquement vous permettre de commander des pizzas au restaurant, connaissez certainement l’origan. Il s’avère qu’il y a d’innombrables variétés d’origans, celui qu’on utilise pour le thé est différent de celui avec lequel la pizza est assaisonnée.
6. ↑ Cela me rappelait le terme dritëshkronjë, signifiant écrire avec la lumière, qu’employaient les Albanais pour désigner autrefois la photographie, qui en grec ancien signifie aussi écrire avec la lumière : photo (lumière) et graphie (écrire).
Voir les écrits de lumière de SHKODËR