Lorsque mes parents évoquaient l’Albanie, ce territoire me semblait lointain et reculé ; si mes parents en avaient fui, il semblait nécessaire qu’il le soit. En entendant mon père bavarder avec ses amis, je comprenais, peu à peu, pourquoi nous avions émigré : « Shkijet po na therrin1 ! » (« Les serbes nous poignardent ! ») Ai-je parfois entendu. Le verbe poignarder « therr », m’a toujours semblé plus violent dans la langue albanaise, comme si le coup fut deux fois plus pénétrant. À l’école primaire, mon père était venu discuter avec Nathalie, l’institutrice. Il lui expliquait pour quelles raisons nous avions quitté le Kosovo. Attentif, j’étais prêt à boire toutes ses paroles ; à l’affût, comme Simba qui apprenait auprès de Mufasa à se jeter sur une antilope. Puis Mufasa… enfin, mon père s’exprimait avec un français approximatif, puis certainement incapable de se faire comprendre complètement, il se mit soudainement à imiter le mouvement de quelqu’un qui se met à poignarder. Le geste me semblait si fidèle, que j’aurais presque cru voir le sang gicler sur mon visage. En quittant la classe, je me retournais, l’homme invisible, tué par mon père, gisait au sol parmi les pupitres. Sa main sur la plaie, il ne pouvait empêcher de se former la flaque de sang qui ruisselait vers moi.
Mes parents avaient échappé à la mort, j’étais donc un enfant miraculé ; en tant que tel, un devoir suprême me devait être confié. J’avais identifié les méchants. Quand je serai grand, je leur ferai la peau. Ils ont tenté de tuer ma famille ! Nous avons été chassés ! Nous n’avons plus de maison et maintenant nous vivons en Suisse, dans un miteux appartement où le dentiste de l’étage du dessous venait sermonner ma mère, car nous faisions trop de bruit. Puis, le dentiste a cessé de se plaindre le jour où mon père l’a menacé de lui trancher la gorge s’il continuait de nous réprimander. Il est ensuite revenu s’excuser avec un bouquet de fleur et une boîte de chocolat, mais mon père a cru que le dentiste désirait ma mère, alors il s’est jeté sur lui comme Mufasa qui apprenait à Simba de se jeter sur une antilope. Depuis, ce dentiste entretient des relations cordiales avec nous et accessoirement soigne gratuitement toutes les dents de la famille. Ne vous leurrez pas, si mon père était agressif, c’est tout simplement parce qu’il avait grandi avec ces violents Serbes qui l’ont maltraité. Cela ne pouvait être dans sa nature, ni dans son éducation, non ! Ce sont ces foutus Serbes qui l’ont rendu agressif ! Dieu que je les hais ces Serbes. Lors de mon adolescence, j’ai compris qu’avant notre arrivé en Suisse, le 11 mars 1990, mon père avait travaillé en tant que saisonnier quelques mois en Suisse-alémanique. Il est alors revenu au Kosovo, afin de nous emmener. Onze ans plus tard, après mon premier séjour au Kosovo, j’ai fait la rencontre de la famille de mon père. Il ne m’a pas fallu beaucoup de temps pour comprendre dans quel environnement celui-ci avec grandit et l’éducation qu’il avait reçu, si l’on considère, bien évidemment, le manque d’éducation comme étant de l’éducation. Cela devenait de plus en plus clair, tout n’était plus de la faute des Serbes. Mon père, sans le savoir, avait en réalité fui trois choses : le régime ségrégationniste de Milosevic et par conséquent l’imminence d’une guerre en Yougoslavie ; la misère économique du Kosovo ; et sa famille. Il n’y a pas eu un ordre de priorités qui influença la décision de mon père. Il lui fallut peut-être la conjonction des trois pour qu’il se décide enfin de prendre le chemin de l’exil. Il n’a pesé ni le pour, ni le contre ; il n’a pas pris une petite feuille pour noter les avantages et les inconvénients ; il n’a pas développé de schéma décisionnel, ni un algorithme lui permettant de l’aider à prendre une décision. Mon père a suivi un sentiment, il savait que c’était le moment de partir et il l’a fait.
Pour quelles raisons aujourd’hui un immigré fuit-il son pays ? Mon avis est qu’il n’y a pas de bonnes ou mauvaises raisons de quitter un pays, comme il n’y a pas de bonnes ou mauvaises situations en étant scribe. Celui qui émigre, possède une intime conviction et pour celui-ci, les raisons sont indéniablement bonnes. J’ai entendu dire certains Albanais, qu’aujourd’hui, les émigrés Albanais n’avaient aucune raison valable de quitter leurs pays, qu’ils devaient rester chez eux et se confronter aux difficultés pour tenter de trouver des solutions. On a aussi reproché à mon père d’avoir quitté le Kosovo pour ces mêmes raisons. Il aurait dû, selon ses détracteurs, rester au Kosovo, prendre les armes et protéger les siens. Je crois qu’on reprochera éternellement à un émigré de quitter son pays. Lorsqu’il m’est arrivé de rencontrer des immigrés, ils me répondaient tous qu’ils avaient fui dans « l’espoir de trouver une vie meilleure. » Cependant, l’espoir est un sentiment, une vision positive de sa propre condition humaine, il n’a rien de rationnel ou de concret. Je crois que l’on angélise trop les émigrés, pas autant qu’on les diabolise cependant. Aujourd’hui, on leur reproche de laisser des déchets après leurs passages2 ; de jeter la nourriture qu’on leur donne, j’aurais fait pareil, si on m’avait servi du papet vaudois par exemple ; on leur reproche aussi de posséder des smartphones et d’être trop bien habillé. En réalité, nous souhaitons que les immigrés soient des Fantine en puissance, sans dents, sans cheveux, unijambiste, bègue, borgne où je ne sais encore avec quelle autre anomalie. On regrette même les émigrés de la génération de mon père. Les émigrés c’était mieux avant. Pourtant mon père, vivait dans une famille plutôt aisée comparée aux autres. Il n’était pas le plus à plaindre, mais chut, ne le répétez pas, car pour être un bon émigré, il faut souffrir et être triste.
Notes
1. ↑ Shkijet : terme employé par les Albanais pour désigner péjorativement les serbes.
2. ↑ « Migrants : l’envers du décor que les médias ne montreront pas ». Fréquence lumière. http://www.frequencelumiere.ch/migrants-lenvers-du-decor-que-les-medias-ne-montreront-pas/ (consulté le 24 janvier 2016).
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