Reboutonne ta chemise
Mon premier hôte en Albanie fut le brouillard. Descendant de l’avion, mon esprit confus tentait de retrouver des signes sur lesquels je puisse identifier le pays. Je ne voyais rien, la lueur du jour qui n’éclairait que ma confusion. Les premières saveurs commencèrent à m’inonder. Le parfum âcre de la terre, mêlé à celui du kérosène me rappelait les odeurs familières de mes précédents voyages. Il faisait moins froid qu’à Genève. Devant les guichets, les passagers s’agglutinaient pour présenter leur passeport. Une mère réconfortait son nourrisson : « Ne pleures-pas ! Nous allons voir grand-père. » Une autre ordonnait à sa fille de boutonner le haut de sa chemise. Elle se répéta, cette fois avec ce genre de réprimande faussement discrète dont les Albanais sont passés maître en la matière ; serrant les dents et le visage grimaçant : « perthakoje kmishen » (reboutonne ta chemise.) Je me retournais légèrement afin de voir si les conseils de la mère étaient avisés. Ils l’auraient été si son souci eut été qu’elle ne prenne pas froid, mais elle était couverte des pieds à la tête. Elle semblait avoir à peine dix-huit ans et se rendait probablement en Albanie pour rencontrer l’homme qu’elle épousera ; ou peut-être qu’elle était déjà fiancée et qu’elle allait voir celui dont certains avait décidé qu’il serait son élu ; il est également possible qu’elle eut été accompagnée de sa belle-mère, la gardienne paranoïaque du tant convoité antre sacré féminin. Un Albanais, qui croit être une personne émancipée des valeurs traditionnelles albanaises pour la simple raison qu’il vit en Suisse, a tenté de me convaincre, de la plus grande condescendance imaginable, que mon voyage en Albanie me ferait du bien, car que je pourrais enfin constater que la place de la femme n’est aucunement révoltante. Je crois pourtant que ce genre de détails, tels que la relation de cette jeune femme avec sa mère, ces fuites que laissent transparaitre les Albanais, que l’on peut évaluer quelle est la véritable place de la femme dans la société albanaise.
L’Albanie vraiment ?
J’étais bien arrivé en Albanie, à Prishtina plus exactement. Et voilà ! Je vois déjà les visages renfrognés de certains qui déplorent mes connaissances géographiques. Je vous ai informé que je partais en Albanie alors que l’avion atterrit dans la capitale du Kosovo. Je suis tellement un menteur, je suis tellement diabolique, je vous ai dupé, trahi ! Détrompez-vous ! Voici une petite explication : le Kosovo est composé à 92% d’Albanais. La majorité des habitants du Kosovo se présentent comme étant Albanais et non Kosovars, il est de même pour moi. Par conséquent, lorsque j’écris que je suis parti vivre en Albanie, c’est tout le territoire composé d’Albanais que je désigne et dans lequel fait naturellement partie le Kosovo. Aujourd’hui les Albanais vivent divisés dans 6 pays différents (Albanie, Kosovo, Macédoine, Serbie, Monténégro et Grèce.) Dans les deux premiers, les Albanais y sont majoritaires. Lors de ce séjour de 10 mois, je souhaite explorer toutes les contrées où vivent les Albanais, c’est donc un voyage dans cette Albanie que je vais effectuer. Mon village natal, non loin de Prizren et Prishtina seront mes deux principaux points de chutes.
Mythicisme
Mes entrées au Kosovo et en Albanie me sont toujours parues teintées d’un mysticisme tangible électrisant l’atmosphère. Il me semble, encore aujourd’hui, que ce pays est couvert d’une infranchissable bulle invisible, comme une énigme, un triangle des Bermudes terrestre. J’ai vu le Kosovo la première fois le 10 avril 2001. Seuls mes yeux d’enfants l’avaient vu autrefois, mais il ne subsiste aujourd’hui que de ses visions, de vagues souvenirs. En 2001, je me suis retrouvé propulsé dans une autre sphère, pour la première fois, je voyais la pauvreté ; non celle des sans-abris qui jalonnent les trottoirs des pays occidentaux, mais une autre, différente, qui m’était inconnue, une pauvreté globale. Les Albanais menaient une vie de subsistance. Deux ans après la guerre, ils devaient encore tout reconstruire. Leur maison, dans un premier temps, il n’était en effet pas rare de voir encore des maisons écroulées. Puis, dans un second temps, ils devaient se reconstruire eux-mêmes et retrouver de l’espoir. N’est-ce pas cela la pire des misères ? Le désespoir ? Celui qu’on tente de dissimuler par orgueil ou fierté, mais qui se lit si facilement sur les visages. Il est possible que ce soit cette misère qui me rendait l’Albanie si irréel et mystique. Cependant, je crois que cette Albanie que je n’avais jamais vraiment découverte, avait été fondée par mon imagination, nourrie à la fois par la volonté de construire une identité autour de ma différence ethnique et par une éducation nationaliste, agrémenté par des représentations héroïques et légendaires.
Cependant, lors de mon adolescence j’avais mes propres héros, ils n’étaient pas Albanais mais Grecs. En effet, la mythologie grecque me fascinait. J’appris le mythe d’Orphée et d’Eurydice ; Cupidon et Psyché ; Les Enfers grecques m’envoutaient et les douze dieux de l’Olympe m’enchantaient. Je savais que la Grèce était proche de l’Albanie et j’appris très vite que les Grecs et les Albanais étaient les deux plus vieux peuples des Balkans. Je fuyais les héros albanais qui faisaient pâle figure face aux divinités grecques, mais c’est en côtoyant les Albanais, que j’ai pu faire cet étonnant constat : la mythologie grecque survivait chez eux. Bien souvent, il m’est arrivé de rencontrer différentes Pénélope albanaises. Depuis plusieurs années, elles attendaient fidèlement leurs Ulysse exilés. Les Pénélope prenaient soins des enfants, mais aussi des parents du cher et tendre, alors que ce dernier étreignait quelque part une jolie Calypso au passeport à croix blanche. Mos ja falni (Ne lui pardonnez-pas) conjurait le chanteur Sinan Vlasaliu, désignant ces femmes infidèles, ces Pénélope déchus que l’on devait punir en les chassant et en brûlant leurs vêtements. Toutefois, si certaines furent des Pénélope, la majorité était en réalité des Perséphone. Lorsque cette dernière est enlevée par Hadès, Déméter, sa mère, la déesse de l’agriculture ne s’en remettra pas, son désespoir et sa colère furent tels que la terre en devint infertile. C’est alors qu’intervint Zeus, il décida que la déesse chtonienne irait vivre six mois auprès de son époux, l’automne et l’hiver et six mois auprès de sa mère, le printemps et l’été, rendant ainsi à nouveau la terre fertile. Lorsque les épouses albanaises vont séjourner chez leurs parents, on dit qu’elles vont en opqin. Je ne parviens pas à trouver la signification exacte de ce mot, même si la consonance laisse penser qu’il soit d’origine turque. Ainsi, les femmes mariées albanaises, non pas que leur vie soit forcément un enfer, mais tout comme Perséphone, ne possèdent aucun chez soi véritable, menant une vie partagée entre le domicile du mari principalement et celui de ses parents. Si la mythologie a survécu chez les Albanais, pourquoi les dieux de l’Olympe sont-ils Grecs ? Je regarde une carte, mais bon sang le mont Olympe est aussi proche de Tirana que d’Athènes. Kadaré raconte que l’Achéron, un des fleuves des Enfers, se trouve en Albanie. Vivrions-nous sur la terre des morts ? Et pourquoi ces guerres ? Pourquoi avons-nous fuis ? Pourquoi toutes ces chansons triste ? Pourquoi ces légendes macabres ? Pourquoi Constantin doit-il revenir du monde souterrain pour aider sa sœur Doruntinë ? Pourquoi Rozafë doit-elle être sacrifiée pour permettre la construction d’un château ? Pourquoi toutes ces Perséphone ? Pourquoi ces vendettas qui n’en finissent plus ? Pourquoi ce culte de la mort qui se perpétue ? Si nous sommes les Enfers grecs, nous serons aussi les dieux vivants et éternels de l’Olympe. Nous nous gaverons d’ambroisie et nous avalerons du nectar jusqu’à plus soif. Ces dieux seront aussi les nôtres ! Et si les Grecs refusent de les partager avec nous, nous aurons les nôtres, encore plus puissants que les leurs. Nous réduirons Zeus en bouillie, nous provoquerons une deuxième titanomachie, et autres Hermès, Apollon et Athéna seront enchainés et à nos ordres. Nous vivrons éternellement et l’Albanie ne sera plus une fosse commune géante.
Et merde ! Le courant vient d’être coupé ! Il va falloir nous lever tôt avant de pouvoir fonder notre propre Olympe. Enfin, si je devais créer un Zeus albanais, ce n’est pas le pouvoir de la foudre que je lui octroierai, mais une faculté bien supérieur, plus concrète et plus noble, celle d’empêcher ces foutues coupures de courant !
Chapitre 5 : Dieu m’habite
CHAPITRE 5 « Tout le monde dit : « Dieu est grand ! Dieu est grand ! » Mais cela dépend combien il mesure. S’il ne mesure pas plus de 184 centimètres, on ne peut pas dire qu’il soit plus grand que moi. » « Je suis athée, Dieu Merci. » Marc-Gilbert Sauvageon. « Dieu a...
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